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rebelles ? Ce qu’on rencontre là, presque sur le seuil, ce sont les airs informes des vendanges et des moissons, ce sont les chants dévergondés qu’on improvisait durant ces accès étranges de licence périodique, durant cette espèce de fièvre amébée dont l’histoire littéraire montre que presque toutes les nations méridionales ont été saisies chacune à son tour. Qu’au fond il n’y eût point grande valeur dans la grossièreté des poésies fescennines et dans le rhythme barbare du vers saturnin ; que la hardiesse cynique des couplets improvisés aux noces, que les brutales épigrammes librement débitées par les soldats sur le chemin des triomphateurs, fussent des œuvres sans lendemain produites au hasard par la verve populaire, qui le niera ? Mais, en revanche, qui niera aussi que ces dispositions ironiques se perpétuant jusque sous l’empire, que ce privilége toujours maintenu de la moquerie devant la Victoire, c’est-à-dire devant la divinité aveuglément adorée par Rome, ne soient un trait de mœurs caractéristique et ne marquent une nuance vive du goût national ? Sans doute l’ombrageuse jalousie des patriciens s’offensera de l’essor laissé à la satire, d’autant plus que la satire elle-même ne tardera pas à abuser de l’indépendance acquise pour s’attaquer avec violence aux personnes. De là une réaction qui fit écrire dans la loi des douze tables que tout auteur d’écrits diffamatoires serait à l’avenir puni de mort, capital esto[1]. Quand les lois sont si sévères, il advient que, comme elles atteindraient trop de gens, elles finissent par ne plus atteindre personne. C’est précisément ce qui arriva : à la peine de mort on substitua les coups de bâton. Mais l’esprit critique n’est pas tout-à-fait si endurant que le bonhomme Géronte dans le sac de Scapin ; c’est lui bientôt qui se saisit du bâton. Aussi n’attendez pas que, sur ce point, l’esprit romain renie ses antécédens. Bien au contraire ! tant que l’extrême décadence ne sera pas venue pour lui avec les dernières hontes de l’empire, il persistera dans cette voie indépendante où sa gloire la plus originale finira par se rencontrer sans qu’il la cherche, et où Juvénal aura son tour après Plaute.

Tout le monde sait combien Rome répugna long-temps à la culture grecque, quelles vives préventions contre les raffinemens de cette civilisation trop exquise se maintinrent chez les derniers représentans de l’antique rudesse latine. On chassait les philosophes ; un patricien se fût cru déshonoré par ce vil métier des lettres ! Sans doute les Romains, qui n’avaient point eu la prudence des compagnons d’Ulysse, et qui n’avaient pas comme eux empli leurs oreilles de cire molle, ne tardèrent pas à tomber sous l’empire de ces voix de sirènes, et le vieux parti de Caton lui-même, qui ne s’était pas fait lier au mât à la manière du héros de l’Odyssée, finit par céder aussi à la séduction. Il n’en est pas moins constaté par là qu’originairement, et en ne suivant que son instinct propre, Rome de ce côté fut rétive. C’est tout ce qu’il faut. Un contraste, d’ailleurs, me frappe : d’une part, l’aristocratie abandonne aux esclaves tous les sublimes chefs-d’œuvre qui arrivent d’Athènes ; de l’autre,

  1. Voir Bouchaud, Commentaire sur la loi des Douze Tables, t. II, p. 27.