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LA TURQUIE. — SMYRNE.

sans, en un mot le mouvement de la ville transporté à la campagne, chose déplaisante en tout pays, chose odieuse dans ces contrées silencieuses, où tout vous dispose à la contemplation. À mon goût, Bournabas, quoique plus frais et plus riant, est de beaucoup inférieur, malgré ses caravansérails, à cet îlot de Boudja, où l’on a pour horizon le désert, pour tout bruit le cri des hirondelles. Du reste chacun comprend à sa manière les plaisirs de la campagne, et sur ce point, m’a-t-on dit, les habitans de Bournabas sont loin d’être de mon avis. Dignes représentans de cette classe nombreuse de propriétaires honnêtes qui, en France, s’applaudissant du nouveau tracé des ingénieurs, attendent avec impatience le jour où, à la campagne, ils auront pour perspective les deux rails d’un chemin de fer, pour réveil-matin le grincement des convois, et pour atmosphère la fumée des wagons, les négocians de Bournabas ne trouvent pas un grand charme à l’isolement, et ils comptent pour un agrément de plus le mouvement de leur village.

Vers le coucher du soleil, je repris la route de Smyrne. En chemin, j’étais croisé de temps à autre par un des propriétaires de Bournabas qui, monté sur un beau cheval turcoman, regagnait le soir sa villa, après avoir employé le jour à ses affaires. Tantôt je rencontrais de longues files de chameaux chargés de ballots et d’esclaves noires ; parmi ces Abyssiniennes, je revis une de mes anciennes connaissances du bazar, laquelle, oubliant les abricots dont je l’avais régalée, répondit en tirant la langue, et en faisant une affreuse grimace, au salut amical que je lui adressai. Plus j’avançais vers la ville, et plus augmentait l’animation de la route. Des femmes turques enveloppées dans de longs voiles, assises sur des ânes, escortées de cavas armés de pistolets, suivaient lentement le bord du chemin, tandis que des cavalcades bruyantes de midshipmen passaient au grand galop, effrayant les ânes, faisant pousser aux femmes de grands cris, et des malédictions à leurs gardiens.

Bientôt une magnifique forêt de cyprès, jonchée de pierres tumulaires dressées les unes contre les autres, m’annonça le grand champ des morts, et j’arrivai au fameux pont des Caravanes. Pour construire le pont des Caravanes, on n’a eu à faire ni calculs géométriques bien compliqués, ni savantes épures. Un courant d’eau était là qu’il fallait traverser ; on a jeté d’un bord à l’autre une route de pierre, non pas arrondie en arc comme nos ponts, mais taillée à angle aigu et présentant au passant, d’un côté, une montée assez raide, de l’autre, une rapide descente. Cette jetée, longue de quelques toises, pavée de