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LA TURQUIE. — SMYRNE.

en France, est encore de mode au corps-de-garde ; seulement, par respect sans doute pour la gravité musulmane, les Turcs plantaient dans leur turban les bâtons fendus, au lieu de les mettre, comme font nos soldats, sur leur nez. Je fis répondre au joueur que cette partie était bien connue dans mon pays, et à diverses reprises je lui donnai tant bien que mal mon avis. La connaissance se trouva faite, et quand le jeu fut terminé, le marchand me demanda le premier si j’étais curieux de voir ses esclaves. Sur ma réponse affirmative, il me dit de le suivre et me conduisit vers l’une des petites portes qui s’ouvraient sur la cour intérieure. Là, dans une salle basse dont tout le mobilier consistait en une natte de paille grossière, étaient assises une vingtaine de jeunes négresses demi-nues. Loin de paraître infortunées et d’offrir un de ces spectacles hideux dont s’indignent complaisamment certains philanthropes passionnés, ces jeunes filles, en apparence fort gaies, causaient vivement entre elles et poussaient de longs éclats de rire. À la vue de nos habits européens, cette gaieté se changea tout d’un coup en horreur, les cris de joie devinrent des cris de colère, et bientôt à ces apostrophes véhémentes par lesquelles se manifesta d’abord, au grand contentement du Turc notre introducteur, l’indignation des Abyssiniennes, succédèrent des cailloux qu’elles nous lancèrent avec rage. Un peu interdit d’une pareille réception, j’allais me retirer quand Moïse m’assura qu’il connaissait le moyen d’apaiser ces demoiselles et qu’il allait chercher ce qu’il fallait. Bientôt après il revint portant un panier rempli d’abricots et de gâteaux de maïs. Comme il l’avait prévu, la vue de ces friandises calma subitement le tumulte qu’avait excité notre présence. Vers l’appétissant panier se tournèrent à l’instant toutes ces faces noires, sur lesquelles, sans être grand phrénologiste, on pouvait facilement lire tous les signes de l’idiotisme. Distribués avec équité, les abricots furent accueillis avec enthousiasme ; nous vîmes les filles du désert se rouler dans le plus singulier désordre et s’arracher les gâteaux en poussant de folles exclamations. Elles étaient la plupart d’une laideur repoussante, et leurs traits écrasés n’avaient rien d’humain. Le regard s’attachait avec dégoût sur leurs têtes laineuses, sur leurs bras grêles, sur leurs jambes hideusement maigres, sur leurs longs pieds couverts d’une peau rugueuse, et c’est à peine si l’on remarquait leur taille svelte, bien formée, que ne cachait en aucune façon une chemise de grosse toile ouverte sur la poitrine. Quand cette collation fut finie, les négresses se levèrent, et, me regardant avec des yeux fort adoucis, elles me montrèrent leur maître en faisant un geste qui disait claire-