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dégradante ; mais de grace à qui persuadera-t-on que cette doctrine soit celle qui exerce aujourd’hui sous le nom de panthéisme une sorte de fascination sur les imaginations et les ames ? Qui consentira à reconnaître sous ces traits ce système des Plotin, des Bruno, des Spinoza, qu’on appelle avec emphase la grande hérésie du xixe siècle ? Je demanderai aussi par quelle incohérence d’idées déplorable, M. l’abbé Maret, par exemple, est conduit à définir le panthéisme l’absorption de l’infini dans le fini, pour l’identifier un instant après[1] tout aussi faussement avec une doctrine diamétralement opposée, celle qui absorbe le fini dans l’infini, l’univers en Dieu, et aboutit à cette extravagante conclusion que Dieu seul existe et que le monde n’est pas ? Étrange polémique en vérité qui combat sous le même nom les deux systèmes les plus contraires qui se puissent concevoir !

On nous dispensera sans doute de démontrer que la doctrine de l’école d’Élée n’est pas celle de Fichte, de Schelling et de Hegel, celle de M. Cousin, de M. de Lamennais, de Jouffroy. Chose singulière, on accuse tous ces philosophes de spinozisme, identifiant ainsi, et cette fois avec raison, le spinozisme et le panthéisme. Or il arrive qu’à s’en tenir strictement aux deux précédentes définitions du panthéisme, Spinoza cesserait d’être panthéiste. On tombe en effet dans une double méprise au sujet de Spinoza. Tantôt on nous le représente comme un mystique absorbé dans la contemplation de l’infini, enivré par une perpétuelle extase, oubliant et le monde et soi-même au sein de Dieu ; tantôt on veut faire de lui un grossier matérialiste, un athée sans pudeur qui s’épuise à prouver géométriquement qu’il n’y a point de Dieu. L’erreur est égale de part et d’autre, et l’on défigure presque également l’austère et calme physionomie de ce métaphysicien-géomètre élevé à l’école de Descartes, en le représentant comme un mouni indien, ou comme un pourceau d’Épicure. La clé du système de Spinoza, qui est aussi celle du panthéisme, c’est la conception d’une activité infinie qui se développe, par la nécessité de sa nature, à travers l’espace et le temps, en une variété inépuisable d’êtres successifs et limités, qui apparaissent tour à tour sur la scène changeante du monde pour bientôt disparaître et céder la place à de nouveaux êtres, dans une métamorphose perpétuelle, sans terme et sans repos. Cette source qui ne tarit pas, ce centre immobile et fécond d’où la vie rayonne, cette éternité du sein de laquelle s’écoule le temps, cet océan sans fond et sans rives, dont tous les êtres sont des flots, voilà Dieu. Ce

  1. Essai sur le Panthéisme, p. 133. — Ibid., p. 189.