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lière, de Méhul et de Grétry, est à la fois une faiblesse et une infraction à l’esprit de leur privilége.

Si du moins le despotisme des auteurs avait pour excuse une émulation vive et féconde ! Mais bien loin de là. On a d’autant moins besoin d’être poète qu’on devient plus habile homme d’affaires. Ces œuvres d’élite où l’on sent une inspiration mûrie par l’étude sont aujourd’hui plus que jamais de rares exceptions. La plupart des écrivains spéculent sur le talent ou la popularité des acteurs qui font recette ; ils travaillent pour eux, comme les costumiers du théâtre, après avoir pris la mesure de leurs qualités et de leurs défauts. Le nom de ces acteurs à qui tout est sacrifié se trouvant toujours uni au succès, on finit par les croire indispensables. Les directeurs se les disputent et se les enlèvent par des sacrifices dont l’extravagance même est quelquefois un coup de maître, parce qu’elle aiguillonne la curiosité publique. C’est ainsi qu’il y a peu de temps un dédit de 100,000 francs a été compté pour faire passer un comédien d’un théâtre secondaire sur une scène rivale.

Les exigences des acteurs qui exercent l’attraction sur la foule n’ont cessé de suivre une progression dont on n’aperçoit pas même le terme. Peu avant la révolution, des arrêts du conseil assuraient aux premiers sujets de l’Opéra, comme une récompense magnifique, un traitement annuel de 9,000 francs, et, sous l’empire, 18 à 20,000 fr. suffisaient aux plus exigeans : il en est aujourd’hui qui obtiennent de 50 à 80,000 francs par an. Aux Italiens, plusieurs premiers sujets reçoivent du théâtre plus de 40,000 francs pour six mois, et recueillent des sommes énormes en chantant dans les concerts publics ou particuliers. À l’Opéra-Comique, il y a trente ans, Elleviou et Martin, Mme Scio et Rolandeau se contentaient de traités qui leur assuraient 25 à 30,000 francs par an : aujourd’hui le même théâtre contracte des engagemens de 40 et 60,000 francs. En 1810, le Théâtre-Français ne payait que 2 à 3,000 francs à ses pensionnaires, dont la liste comprenait des artistes tels que Cartigny et Firmin, Mlle Rose Dupuis, Demerson et Dupont. À cette époque, 52,000 francs suffisaient au traitement de 19 pensionnaires : aujourd’hui le même théâtre entretient 29 pensionnaires, qui lui coûtent plus de 100,000 fr. Quant aux sociétaires, placés sous le régime de la communauté, ils n’ont point participé aux bénéfices de la concurrence. Le chiffre de leurs appointemens varie selon les chances bonnes ou mauvaises de l’entreprise. Les théâtres secondaires, où la concurrence est plus directe, ont dû céder à des prétentions excessives. Les artistes distin-