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Il faut en convenir, l’arrestation des jésuites et leur embarquement se firent avec une précipitation nécessaire peut-être, mais barbare. Près de six mille prêtres de tous les âges, de toutes les conditions, des hommes d’une naissance illustre, de doctes personnages, des vieillards accablés d’infirmités, privés des objets les plus indispensables, furent relégués à fond de cale et lancés en mer sans but déterminé, sans direction précise. Après quelques jours de navigation, ils arrivèrent devant Cività-Vecchia. On les y attendait : ils furent reçus à coups de canon. Les jésuites partirent furieux contre leur général ; ils lui reprochèrent sa dureté et l’accusèrent de tous leurs malheurs. Le commandant espagnol, bravant les faibles défenses du pape, pouvait débarquer de force, mais il s’en abstint et cingla vers Livourne et Gênes. Là un nouveau refus accueillit ces malheureux. La diplomatie entama des négociations qui échouèrent. Quel parti prendre ? Restait l’île de Corse. Nous l’occupions alors ; le roi d’Espagne pria Choiseul d’ouvrir cet asile aux fugitifs. Marbeuf, commandant français, s’y opposa, parce que l’île était dénuée de toutes ressources ; à peine y avait-il la place nécessaire pour l’armée d’occupation ; de villes nulle part, de villages presque point ; partout des rochers stériles et des repaires de brigands. Les troupes elles-mêmes tiraient leur subsistance du dehors. L’envoi de quelques vaches maigres ou de quelques chèvres n’était qu’un effet de la courtoisie de Paoli. La pénurie était telle que l’entretien de trois mille hommes coûtait à la France un million par an outre la solde. Marbeuf ne pouvait recevoir un surcroît de deux mille cinq cents jésuites, il s’y refusa ; Choiseul le soutint. Charles III s’en irrita ; enfin, vaincu par les instances du roi d’Espagne, ne voulant pas le mécontenter pour des moines[1], Choiseul ordonna leur débarquement en Corse. Ce fut ainsi qu’après avoir erré pendant six mois sur les mers, sans secours, sans espérance, accablés de fatigue, décimés par la maladie, repoussés par leur ordre même, les jésuites espagnols trouvèrent dans des casemates un asile misérable et un sort peu différent de leur détresse.

Las de ces querelles monastiques, étonné, indigné de leur importance, Choiseul voulait en finir avec elles ; il le voulait à tout prix. Ses premiers efforts pour établir une réforme dans la société ayant été repoussés, les suites qu’il avait voulu prévenir s’étaient trop étendues à son gré ; elles le détournaient d’occupations plus graves. Il résolut

  1. Lettre confidentielle de Choiseul à Grimaldi, datée de Saint-Hubert, 24 juin 1767.