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Pour mieux assurer son ouvrage, il ne négligea aucune précaution ; il s’appliqua surtout à endormir la cour de Rome. Le roi et le ministre n’admirent à leur confidence que don Manuel de Roda, membre du conseil, jurisconsulte habile et ancien agent d’Espagne à Rome. Quant à Moniño et Campomanès, magistrats très influens, d’Aranda conférait avec eux par des moyens singuliers et presque romanesques ; tous deux se rendaient séparément, à l’insu l’un de l’autre, dans un lieu écarté, une espèce de masure. Là ils travaillaient seuls, et ne communiquaient ensuite qu’avec le premier ministre. Le comte recueillait leurs avis, les transcrivait lui-même ou chargeait de ce soin de jeunes pages, des enfans dont on ne pouvait se méfier[1]. Jamais les ordonnances, les mémoires relatifs aux jésuites n’ont passé par les bureaux de son ministère. Lui-même portait les diverses expéditions au roi et n’admettait en tiers ni Moniño, ni Campomanès ; il contenait d’un mot leur amour-propre en leur déclarant qu’il voulait être le maître, et que cela était juste, parce qu’il jouait sa tête.

Tenace, inflexible, fort de sa volonté, fort de son courage, d’Aranda alla droit au but. Par ses conseils, Charles III ne consulta point le pape et lui annonça l’expulsion des jésuites comme un fait accompli. Il n’y eut ni ambassade extraordinaire, ni démarches inusitées. Un simple courrier porta à Clément XIII une lettre autographe, et dans le même moment une pragmatique publiée par ordre du roi supprimait la société dans toute la monarchie espagnole. D’après cette pragmatique, un ex-jésuite ne peut rentrer en Espagne sous aucun prétexte ; toute correspondance avec ce pays lui est interdite sous les peines les plus graves. Défense expresse est faite aux autorités ecclésiastiques de permettre en chaire aucune allusion à l’évènement présent ; les Espagnols de toutes les classes sont tenus de garder sur ce sujet le silence le plus absolu. Toute controverse, toute déclamation, toute critique et même toute apologie du nouveau règlement sera réputée crime de lèse-majesté, parce qu’il n’appartient pas aux particuliers de juger et d’interpréter les volontés du souverain.

    de vérité pour détruire l’accusation dont nous avons déjà parlé, et qui se trouve quelques lignes plus loin. Selon l’abbé, ce fut le duc de Choiseul qui fomenta la révolte de Madrid, afin d’amener l’expulsion des jésuites. Coxe (tome IV de l’Histoire des Bourbons d’Espagne) insinue le même fait, en l’attribuant à d’autres motifs. Rien n’est moins exact. On n’en trouve aucune trace dans la correspondance privée et diplomatique de M. de Choiseul avec M. d’Ossun, son ami, son allié, et l’un des exécuteurs les plus aveugles de sa politique.

  1. Georgel, t. I, p. 117. — Souvenirs et Portraits du duc de Lévis, p. 168 ; article Aranda.