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auquel il livrait son manuscrit et avec lequel il traitait. Les théâtres de province se croyaient libres, et l’étaient par le fait, de jouer toute pièce déjà représentée à Londres, et ceux de Londres toute pièce déjà publiée, parce qu’elle était alors considérée comme appartenant au domaine public. Afin de retarder l’exercice de ce droit, si l’on peut donner ce nom à un véritable vol, le théâtre, en traitant avec l’auteur, convenait qu’il ne publierait sa pièce qu’après un délai de trois mois ; mais des juges avaient décidé, contre O’Keefe, que la représentation constituait une publication. Des sténographes venaient donc s’emparer de la pièce, au théâtre, pendant la représentation ; un bureau central la vendait, et elle se jouait partout sans entrave : alors c’était à qui des directeurs ne traiterait pas avec l’auteur. Les copies se vendaient 2 ou 3 livres, et cette industrie de forban enrichissait le sténographe et les autres théâtres en ruinant le malheureux auteur. Aussi, les écrivains dramatiques firent entendre les plaintes les plus vives et demandèrent d’une voix unanime que la loi française fût adoptée. Les faits les plus crians étaient signalés. Mazaniello, représenté plus de cent cinquante fois à Drury-Lane avec un immense succès, n’avait pas rapporté un shelling à son auteur. Suivant les conventions, celui-ci devait recevoir 50 livres pour trois représentations jusqu’à la vingt-quatrième ; mais l’entrepreneur ayant fait banqueroute sans avoir tenu ses engagemens, ses successeurs repoussèrent toute solidarité et continuèrent à donner la pièce sans rien payer. Ils invoquèrent l’usage qui conférait la propriété d’un ouvrage au théâtre où il avait été une fois représenté. « C’est ainsi, dit l’auteur entendu dans l’enquête, qu’après les plus grands et les plus légitimes succès, mes ouvrages ne m’ont rapporté qu’amertume et humiliation. J’ai dû, de semaine en semaine, solliciter de misérables sommes de 10 livres en récompense de mes veilles, et j’avoue que je succombe sous le poids de ces odieuses iniquités. On m’a dit enfin que la cour de la chancellerie était désormais mon seul refuge ; mais je sais bien qu’un pauvre diable comme moi ne peut point s’y aventurer. » Un autre auteur, Jerold, se plaignait de spoliations semblables. Une de ses compositions, The black eyed Suzanna, jouée quatre cents fois en un an, ne lui avait produit que 60 livres. Il avait sollicité une gratification supplémentaire ; mais Covent-Garden avait fort mal accueilli cette prétention impertinente. Un des théâtres patentés avait pris à une entreprise secondaire une pièce de Moncriff. Celui-ci voulait poursuivre ; malheureusement il lui fallait d’abord dépenser 80 livres en frais judiciaires : incapable de se les procurer, il dut renoncer à se faire rendre justice. Moncriff, cet auteur de plus de deux