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viendrait mieux à l’appréciation des œuvres isolées, qui ont besoin, à leur entrée dans le monde, d’être contestées et discutées, et je réserverais l’autre pour l’appréciation de l’œuvre entière du poète, pour la vue d’ensemble à jeter sur la portée générale, sur l’harmonie, sur la nature intime et particulière de ses compositions, que l’on mettrait dans leur vrai jour en les éclairant par la vie et le caractère de l’auteur. Les essais de M. Jeffrey ont ordinairement pour objet les œuvres isolées : la discussion y a la première place. Après ses travaux, il resterait encore à faire, sur chacun des poètes dont il a discuté les créations, l’étude d’ensemble et le portrait, qui parfois pourraient, je pense, heureusement modifier ou compléter les arrêts portés sur les œuvres séparées. La biographie littéraire et le portrait tels que je les conçois ici ne seraient pas d’ailleurs dans la nature du talent de M. Jeffrey. Le critique écossais ne paraît pas avoir cette sorte de passion nécessaire au portraitiste littéraire, qui le porte, pour s’approprier complètement une physionomie, à s’effacer et à chercher en quelque sorte à vivre lui-même dans le modèle qui pose devant lui. M. Jeffrey ne s’oublie pas ainsi en face de l’objet de son observation. Il y a dans les volumes qu’il vient de publier plusieurs travaux qui prêtaient à ce genre, les articles sur Swift, sur Cowper, sur Burns, par exemple ; mais on y entend toujours le juge moraliste, lorsque ce n’est pas le juge littéraire qui parle.

En revanche, M. Jeffrey a les meilleures qualités du critique dialecticien. Sa pensée est mâle, juste et modérée comme le bon sens ; il a la main ferme et sûre dans l’analyse ; il est assez maître de son style nerveux et ample, nourri à l’école des prosateurs du XVIIe siècle, pour le laisser traduire en grandes images les sentimens que la beauté poétique qu’il analyse lui inspire, ou prendre les allures élégantes que l’esprit suggère, sans que le souci de l’expression le détourne de la ligne logique qu’il s’est tracée. Cette sûreté avec laquelle M. Jeffrey s’avance dans la déduction logique de sa pensée me frappe peut-être surtout parce qu’elle est une des qualités que l’esprit français, malgré sa renommée de netteté, est le plus en péril de perdre dans la critique. En aucun pays, depuis Balzac, Voiture et les cabinets d’Arténice jusqu’à nos jours, on n’a, dans les salons, ou la plume à la main, autant sacrifié qu’en celui-ci à l’épigramme, au bon mot, au trait. Je ne sais vraiment pas si, parmi nous, la chute du sonnet d’Oronte a jamais perdu son procès contre le misanthrope : il me semble qu’en toutes choses c’est toujours à cette fine chute que nous visons. Dans une nation comme la nôtre, chez laquelle la causerie a été si long-temps