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LES ESSAYISTS ANGLAIS.

nombre de personnes que possible, mais surtout à celles qui, par leur éducation et leur position, semblent être appelées à régler le jugement des autres. C’est par conséquent le devoir du poète de rechercher ce qui plaît à ce public choisi, et de développer ses inventions dans les limites qui se peuvent déduire de cette recherche. Après avoir stipulé les droits de chacun et la liberté de conscience, pour ainsi dire, en littérature, M. Jeffrey, qui croit cependant qu’il y a un goût supérieur, un goût préférable, un bon goût, celui qui a les perceptions de beauté les plus puissantes et les plus nombreuses, et qui doit se rencontrer là où les affections dont le beau nous donne les reflets sont plus vives et plus exercées, M. Jeffrey place nécessairement ce bon goût sous la sauvegarde d’une aristocratie. Il aime mieux à cet égard peser les suffrages que les compter, et il émet formellement le doute, dans sa critique de la Dame du Lac de Walter Scott, que la poésie populaire soit communément la meilleure.

On a vu que, si M. Jeffrey accepte toutes les nationalités poétiques, ce n’est pas pour abdiquer le patriotisme littéraire : il porte aussi loin que possible la délicatesse et la fierté de ce patriotisme. Il y a pour lui un génie britannique, une muse tout anglaise, auxquels il réserve ses sympathies et son culte. C’est dans le mouvement littéraire qui précède les guerres civiles, dans l’âge que décorent les noms de Shakspeare, Bacon, Spenser, Hooker, Sydney, Taylor, Barrow, Milton, Cudworth et Hobbes, que M. Jeffrey voit fleurir dans sa vigueur et dans sa richesse ce véritable génie anglais. « Ce sont des œuvres de géans, dit-il en parlant des ouvrages de ces auteurs, et de géans d’une même famille : forts, intrépides, originaux, un caractère de pur sang (raciness) anglais les distingue de tout ce que l’on a produit depuis conformément aux modèles en honneur en Europe. » — « Cette profusion de pensées brillantes, dit-il ailleurs, d’images neuves, d’expressions splendides, dont ils ornaient et illuminaient même les matières les plus obscures et les plus difficiles, n’a jamais été égalée dans aucun âge, dans aucun pays, et place leur imagination au niveau de leur robuste raison et de leur vaste intelligence. La plupart de ces écrivains furent poètes dans le sens le plus élevé et le plus large du mot. Sans parler de ceux qui soumirent leur pensée à la mesure du vers, et se proposèrent pour but principal de plaire, je ne crains pas d’avancer qu’il y a dans chacun des in-folio de prose de Jeremy Taylor plus de belle fantaisie et d’images originales, plus de grandes pensées et d’expressions étincelantes, plus en un mot de ce qui est l’ame et le corps de la poésie, que dans toutes les odes et toutes les épopées qui