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LES ESSAYISTS ANGLAIS.

J’appellerai encore un public de qualité celui qu’a eu le mouvement littéraire de la restauration. Le caractère élevé des intérêts qui se débattaient alors, le prestige attaché à ces causes qui s’appelaient autorité ou liberté, hiérarchie ou égalité, passé ou avenir, s’était communiqué à la tenue d’esprit de ceux qui prenaient part à la lutte. Aujourd’hui que tout s’est affaissé et dispersé, en fait de gouvernement littéraire, nous sommes en plein dans la brutale anarchie du suffrage universel ; le public littéraire, cet auditoire d’élite où l’esprit doit être jugé par ses pairs, est envahi par la démocratie ; ne sont-ce pas nos cinq cent mille lecteurs de romans-feuilletons qui font les scandaleux succès dont vous gémissez ?

Mais dans l’état actuel de notre société, de quel côté, dans quelle direction faut-il chercher à rallier l’esprit critique et à former ainsi ce premier public ayant qualité pour apprécier ? Là apparemment où le mouvement peut renaître et où se rencontrent les conditions premières de l’esprit critique : dans ces positions supérieures qui, suggérant le goût des succès de vanité, ou imposant la nécessité des succès d’ambition, obligent la pensée à appeler à son aide toutes les forces et toutes les séductions de la parole. Or ces conditions résultent ou de l’élégance et de la finesse déliée de mœurs distinguées, ou d’un mouvement imprimé aux esprits par de grands intérêts. Lorsque les délicates exigences que l’oisiveté développe au sein des sociétés aristocratiques disparaissent, attendu qu’il n’y a vraiment plus d’aristocratie oisive, c’est donc autour d’un grand intérêt, d’une puissante préoccupation, qu’il faut chercher ces conditions d’activité intellectuelle qui forment l’esprit critique et un public littéraire. Ai-je besoin d’indiquer l’intérêt, la préoccupation, qui dominent l’activité et les mœurs de notre société nouvelle ? Oserai-je avouer qu’à mon avis, la littérature n’a pas de meilleure manière de travailler pour elle-même que de s’associer à l’esprit politique pour l’étendre, l’élever, le fortifier et l’orner, et qu’elle ne peut même se préparer une restauration glorieuse qu’en ranimant d’abord la littérature politique ?

« Il y a en France trois sortes d’état, écrivait l’ingénieux auteur des Lettres Persanes, l’église, l’épée, la robe. Chacun a un mépris souverain pour les deux autres. Tel par exemple que l’on devrait mépriser parce qu’il est un sot, ne l’est souvent que parce qu’il est un homme de robe. » Malheureusement, il ne paraît pas que nous soyons guéris de ce travers. À la tournure qu’ont prise les choses, il semble qu’il faudrait peu de temps pour que la littérature et la politique en vinssent à avoir l’une pour l’autre un mépris souverain. Il y a des deux côtés