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tu traites notre amitié. Je lui montrai les oiseaux sur les branches, et j’ajoutai que jusqu’ici nous avions vécu ensemble, en jouant, mais toujours fidèles l’une à l’autre. — Tu peux bien compter sur moi, lui dis-je ; il n’y a pas d’heure du jour, de la nuit, où, si tu me fais savoir ta volonté, j’aie un seul instant d’hésitation. Viens devant mes fenêtres et appelle-moi à minuit, et je te suis, sans plus de préparatifs, jusqu’au bout du monde. Comment peux-tu trahir un pareil dévouement ? — Je la regardai ; elle était interdite et baissa la tête. Nous demeurâmes long-temps silencieuses. — Günderode, lui dis-je, lorsque ce sera sérieux, avertis-moi. — Elle fit un signe d’assentiment. »

Les deux amies se séparent. Mlle de Günderode va dans le Rhingau, d’où elle écrit à peine. Bettina se rend à Marburg, chez sa sœur. Elle y rencontre le professeur Creutzer, dont elle devient jalouse, parce qu’il semble afficher des droits à l’affection de Caroline. Elle ne cache pas son aversion pour lui, et finit par éclater en paroles injurieuses. Deux mois se passent sans qu’elle obtienne de réponse aux nombreuses lettres qu’elle écrit à la chanoinesse. Enfin, revenue à Francfort, elle court au chapitre, entr’ouvre la porte bien connue, et demande timidement si elle peut entrer. Mlle de Günderode la regarde d’abord avec froideur, puis se détourne et garde le silence. « Günderode, s’écrie Bettina, un mot seulement, et je suis dans tes bras. — Non, dit-elle, ne viens pas plus près, va-t-en ; il faut nous séparer. — Que veux-tu dire ? — Je veux dire que nous nous sommes trompées, reprend la chanoinesse, et que nous ne sommes pas faites l’une pour l’autre. » Bettina, attérée, désespérée, rentre chez elle, appelle sa sœur Méline, et la supplie d’aller au chapitre pour obtenir de Caroline qu’elle puisse lui parler une minute, une seule minute. Méline n’obtient rien ; elle revient en pleurant dire à Bettina que tout est fini, que son amie ne l’aime plus.

« Un moment, s’écrie Bettina, je crus que la douleur allait m’écraser ; mais bientôt je sentis que j’étais encore debout. Eh bien ! pensai-je, si le sort ne veut pas me favoriser, jouons à la balle avec lui. Je me montrai gaie, rieuse ; mais je passais les nuits à sangloter. » Deux jours après, elle entre chez la conseillère de Goethe, et va droit à elle : « Je viens de perdre une amie, lui dit-elle, dans la personne de la chanoinesse de Günderode ; il faut que vous la remplaciez. — Essayons, » répond la conseillère, et dès ce moment un nouveau fil se noue dans la vie de la capricieuse enfant, un nouvel élément est offert à ces bouillonnemens de jeunesse, à ces élans d’enthousiasme, qui sont