Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/272

Cette page a été validée par deux contributeurs.
266
REVUE DES DEUX MONDES.

sentiment de sa force et la conscience de cette autorité que donne un talent reconnu, appuyé sur de nombreuses sympathies, publie un livre dont le titre seul (ce Livre appartient au roi, dies Buch gehœrt dem Kœnig) accuse une ambition immodérée. Par ce titre, Mme d’Arnim s’arroge le droit de parler au souverain directement, publiquement, de puissance à puissance, de majesté à majesté ; elle prend, pour ainsi dire, un rôle officiel ; elle se croit appelée à imposer des conseils au monarque, à le rendre attentif aux besoins de son peuple, et, chose bizarre, ce livre, malgré le style familier et la forme du dialogue, choisie sans doute pour le rendre plus populaire, malgré toutes les questions sociales qu’il effleure en courant, et bien qu’il essaie de flatter toutes les passions du jour, ce livre n’éveille ni amour ni haine, ni intérêt ni colère. Il ne soulève pas une controverse, il n’appelle aucune persécution, pas même celle de la censure[1] ; il eût passé peut-être inaperçu sans l’excès même de son extravagance et sans le bruit dérisoire qui se fait toujours pendant quelques heures autour d’une tentative arrogante et ridicule.

D’où vient cela ? D’où vient, après tant d’engouement, une si prompte et si complète justice ? après tant de transports tant d’indifférence ? Après tant de brûlantes larmes, pourquoi de si froids, de si moqueurs sourires ? Nous croyons bien, à la vérité, que cela peut tenir en partie au mérite très inégal des deux livres, mais cela tient davantage encore à une transformation notable qui s’est faite dans les goûts et les tendances littéraires de l’Allemagne depuis l’époque où parut la Correspondance de Goethe avec un enfant. À cette époque, le romantisme germanique, qui touchait à sa fin, luttait de toutes ses forces contre le sentiment d’une décadence prochaine. Les dieux s’en étaient allés ; il salua dans Bettina la sibylle qui ramenait la foule aux autels déserts ; il crut voir revivre en elle et par elle toute sa gloire et toute sa

  1. Lorsque la pensée vint à Mme d’Arnim de publier ce singulier livre, elle voulut s’assurer auparavant qu’il serait donné intact au public, et que la censure n’en retrancherait pas une ligne. « Dans mes états, les dames sont exemptes de toute censure, » lui fit répondre le roi de Prusse, à qui elle avait adressé sa requête. La réponse était galante sans doute, trop galante pour être bien flatteuse. Bonaparte montra moins de courtoisie envers l’auteur des Considérations, Frédéric-Guillaume a remercié Mme d’Arnim, dans une gracieuse lettre, de la dédicace et de l’envoi qu’elle lui a fait de son livre politique : il sait trop bien qu’il n’a rien à en craindre. La meilleure apologie des pouvoirs absolus est, à coup sûr, les aberrations et les extravagances des visionnaires démagogues.