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BENJAMIN CONSTANT ET MADAME DE CHARRIÈRE.

homme a été persécuté comme girondin et il est l’admirateur zélé des grands talens qu’a produits ce parti. Il disputait avec un constituant sur le mérite de la gironde. Le constituant, comme de raison, l’attaquait, mais sans raison lui refusait de grands talens. Tout cela voulait dire : J’ai plus de talent que vous, monsieur le girondin. — Riouffe, au milieu d’une discussion très orageuse, a ainsi analysé les révolutions de France depuis cinq ans. — « Il y a eu en France trois révolutions : une contre les priviléges, vous l’avez faite ; une contre le trône, nous l’avons faite ; une contre l’ordre social, elle fut l’ouvrage des jacobins, et nous les avons terrassés. Vous ébranlâtes le trône et n’eûtes pas le courage de le renverser. Nous soutenions l’ordre social et nous le rétablissons. »


L’excellent Riouffe se donne à lui et à ses amis un rôle qui pourra bien paraître un peu flatté : on assiste là, du moins, aux conversations du jour et au premier début de Benjamin Constant dans le monde politique ; il fit ses premières armes de publiciste durant cet été de 1796 et lança la brochure intitulée : De la Force du Gouvernement actuel et de la Nécessité de s’y rallier. On y trouverait bien de l’ingénieux et aussi du sophisme ; nous sommes trop dans le secret pour ne pas en trouver avec lui. J’aime mieux y noter une sorte de sincérité relative, un accord incontestable entre les opinions qu’il y professe et celles qu’il fomentait depuis quelques années. Il était de retour en Suisse au commencement de septembre ; mais nous n’avons plus à le suivre désormais. Pour clore le chapitre de sa relation avec Mme de Charrière, il suffira d’ajouter que celle-ci lui pardonna toujours, lui écrivit jusqu’à la fin (elle mourut en décembre 1805) ; il lui répondait quelquefois. Elle recevait ses lettres avec un plaisir si visible, que cela faisait dire à une personne d’esprit présente : Certains fils sont fins et deviennent imperceptibles, cependant ils ne rompent pas. Il se mêlait bien à ce commerce prolongé un peu de littérature, au moins de sa part à elle, quelques commissions pour ses ouvrages ; elle le chargeait de lui trouver à Paris un libraire. Il y réussissait de temps en temps, il lui arrivait d’autres fois de garder ou de perdre les manuscrits.

La dernière lettre de lui à elle que nous ayons sous les yeux est du 26 mars 1796, à la veille de son départ pour la France ; elle se termine par ces mots et comme par ce cri : « Adieu, vous qui avez embelli huit ans de ma vie, vous que je ne puis, malgré une triste expérience, imaginer contrainte et dissimulante, vous que je sais