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BENJAMIN CONSTANT ET MADAME DE CHARRIÈRE.

un certain gouvernement, dont vous savez que nous n’avons guère à nous louer[1], je ne la ferais pas… »


On a, sous le directoire, lancé contre Benjamin Constant, qui venait de se déclarer républicain en France, une imputation absurde et calomnieuse : on l’a accusé d’avoir rédigé la proclamation du duc de Brunswick ; ce sont là de ces inventions de parti comme celle de l’assassinat d’André Chénier contre Marie-Joseph ; c’est ce qu’on appelle jeter à son adversaire un chat en jambes. Or, nous lisons à la date du 5 novembre 1792 : « Voilà nos armées qui s’en reviennent, non pas comme elles sont allées… Voilà Longwy et Verdun, ces deux premières et seules conquêtes rendues aux Français, et 20,000 hommes et 28 millions jetés par la fenêtre sans aucun fruit. Quand je dis sans aucun fruit, je me trompe, car la paix va se faire, au moins entre la Prusse et la France, et c’est un grand bien… J’espère que le parti de Roland, qui est mon idole, écrasera les Marat, Robespierre, et autres vipères parisiennes… »

Nous retrouvons là Benjamin Constant revenu à son vrai point, il est girondin avec Roland, ou plutôt encore avec Vergniaux, avec Louvet, avec les moins puritains du parti ; il abhorre Robespierre ; mais, même lorsqu’il voit celui-ci menaçant, il ne rend pas les armes, il ne dit pas que tout est perdu : « Je vois beaucoup de mal (4 mai 1792), je vois une distance immense et de nombreux et profonds abîmes entre le bien et l’époque actuelle ; mais il est sûr que nous marchons. Est-ce vers le bien ? je l’ignore ; mais je n’en désespérerai que lorsque nous nous serons arrêtés au mal. » Remarquez ce nous par lequel il s’associe tout-à-fait à la France ; il me semble dans tout ceci que le politique, le tribun se dégage et commence à poindre. Il nous révèle beaucoup trop pourtant le secret du rôle politique dans le passage suivant. Il s’agit de je ne sais quel travail dont il avait raconté le projet à Mme de Charrière :

Ce 7 juin (1792).

« … Je vous ai déjà marqué que l’insertion ne peut avoir lieu, 1o parce que l’ouvrage n’est pas fait ; 2o parce qu’il ne sera pas de nature à être inséré. Du reste, nous ne sommes pas du même avis sur les livres, et nous différons de principe. J’aimerais l’insertion pour la raison même pour laquelle vous ne l’aimez pas. Croyez-moi, nos doutes, notre vacillation, toute cette mobilité, qui vient, je le crois,

  1. Celui de Berne.