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entrés dans le complot ? voilà où le doute est permis. Observons cependant que, lors de la révolution de palais qui fit rétablir la mémoire des victimes, la réaction provoquée contre Pombal par le parti triomphant ne put appuyer sur aucune preuve les accusations qu’elle dirigea contre lui. L’histoire a donc mille raisons de croire à la légalité de l’arrêt ; mais elle ne peut ni le confirmer hautement, ni en approuver les formes. Elle doit surtout repousser le choix des moyens. Si Pombal a été juste, sa cruauté a mal servi sa gloire.

Dans le nombre vraiment prodigieux de publications répandues en ce moment par les jésuites ou par leurs défenseurs, le nom du duc de Choiseul est constamment associé à celui du marquis de Pombal. On les montre alliés dès l’origine pour la destruction de la société. On répète, d’après l’abbé Georgel et tant d’autres pamphlétaires, que de tout temps Choiseul avait haï les jésuites. On le représente comme l’instigateur de leur chute ; on a voulu, on veut encore tous les jours prouver cette erreur matérielle par des anecdotes hasardées. Les jésuites eux-mêmes y ont donné cours. Supposant une liaison entre ces deux ministres, ils les ont montrés solidaires de la destruction de l’ordre. À en croire ces écrivains de parti, Pombal et Choiseul se sont partagé les rôles : le premier devait commencer, le second venir ensuite. Rien de plus faux ; les correspondances diplomatiques, les lettres les plus intimes du duc de Choiseul, ont passé toutes sous nos yeux. Dans un mémoire secret adressé à Louis XV lui-même, le duc rappelle au roi qu’il n’avait point pris l’initiative de cette grande mesure : « Votre Majesté, lui dit-il, le sait bien… quoique l’on ait dit que j’ai travaillé à renvoyer les jésuites… de près ni de loin, ni en public ni en particulier, je n’ai fait aucune démarche sur cet objet[1]. » Ces deux hommes d’état n’étaient point unis, ils ne s’entendaient pas, ils ne pouvaient s’entendre. Il n’y avait rien de commun entre le lourd, le vindicatif Portugais, et le brillant, le léger, le gracieux ministre de Louis XV. Jamais Choiseul n’applaudit aux procédés de Pombal ; il n’en parlait qu’avec froideur, souvent même avec mépris. Sa rudesse lui semblait grossière, son emphase déplacée, son audace impertinente. Il s’en moquait souvent avec le prince Kaunitz : « Ce monsieur, disaient-ils, a donc toujours un jésuite à cheval sur le nez. » Comme ministre, comme favori, plus encore comme grand seigneur, le duc repoussait toute comparaison avec le marquis

  1. Papiers d’état et manuscrits du duc de Choiseul.