Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/182

Cette page a été validée par deux contributeurs.
176
REVUE DES DEUX MONDES.

passant le concert de M. Hallé, pianiste d’un grand style, organisation studieuse et réfléchie, avec laquelle on a toujours à profiter. Chaque fois que M. Hallé s’assied au piano, vous pouvez être sûr d’avance que c’est sous l’invocation des maîtres, de Beethoven surtout, dont il a mieux que personne pénétré l’esprit. N’oublions pas non plus la matinée de Doehler et la ravissante fantaisie composée par lui sur des motifs de Saffo. Il y a chez Doehler une corde amoureuse, chantante, qui n’est pas du Nord. Je ne sais, mais sa manière m’a rappelé Bellini ; après cela, peut-être aussi faut-il attribuer cette impression au caractère tout italien du morceau qu’il exécutait. N’importe, entre Listz et Thalberg, c’est la plus mélodieuse nuance que je connaisse.

Voilà pour les concerts publics ; quant aux concerts privés, tous les honneurs de la saison reviennent sans contredit à la soirée musicale donnée le 22 par Mme la comtesse Merlin. En tout autre lieu que cet hôtel de la rue de Bondy, où la Norma fut essayée pour la première fois, et dont toutes les gloires musicales contemporaines connaissent le gracieux salon, nous en citerions plus d’un qui se serait effrayé du programme. En effet, il ne s’agissait de rien moins que du finale de la Beatrice di Tenda pour terminer la première partie, et du Stabat de Rossini pour la seconde. Nous ne parlerons pas des duos et des cavatines, qui partout ailleurs auraient suffi aux plaisirs d’une soirée de choix, mais dont l’intérêt devait ici naturellement s’effacer devant la mise en scène d’une des plus belles compositions de Bellini, encore inédite parmi nous. Le finale de Beatrice di Tenda, large d’étoffe, riche de broderies, d’un pathétique et d’un mouvement admirables, se classe parmi les chefs-d’œuvre de l’auteur de la Straniera, de Norma et des Puritains. Il y a même là je ne sais quel air de jeunesse, quelle fraîcheur native qui, chez un maître exclusivement mélodiste, décore la première inspiration, et que vous chercheriez peut-être vainement ailleurs. Depuis, Bellini a mieux fait. Pour la grandeur du style et la puissance de l’émotion, le finale de la Norma l’emporte de beaucoup sans doute sur le morceau dont nous parlons, mais je doute que cette voix si mélancolique et si tendre ait jamais trouvé d’accent plus naturellement poétique, d’expression plus franche et plus spontanée. Beaucoup de gens ont cru découvrir le chant du cygne dans le caractère dominant de la musique des Puritains. À ce compte, je dirai qu’il y a du premier amour dans la Beatrice. Parlerons-nous maintenant de l’explosion d’enthousiasme produite par ce morceau ? Salvi chantait la partie du ténor, Ronconi celle du bariton, et Mme Merlin s’était chargée de la partie du soprano qu’elle a dite avec une verve, une anima, un prestige d’exécution vraiment dignes d’une grande cantatrice. Je laisse à penser quel ensemble devait résulter, dans un salon, d’un pareil trio soutenu par des chœurs composés de voix jeunes et vaillantes, accoutumées pour la plupart à briller au premier rang, et qui voulaient bien, en faveur de la solennité, consentir, ce soir-là, à s’éclipser au second. J’allais oublier la dernière scène de Torquato Tasso, où Ronconi s’est élevé à des effets de la plus dramatique, de la plus foudroyante inspiration. Des difficultés