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Avec M. Scribe, on le sait, rien ne se perd ; une situation lui en fournit une autre, et des rognures de telle idée qu’il traite aujourd’hui sortira, tout armée pour le succès, la pièce de demain. C’est ainsi, j’imagine, que la chanson de Carlo Broschi, dont le motif sacramentel agissait comme la baguette d’une fée dans son dernier ouvrage, l’aura conduit aux combinaisons de la Sirène. Entre son musico de la Part du Diable, qui échappe à la mort en fascinant le roi d’Espagne par sa voix, et cette sirène qui sauve un bandit à force de roulades et de points d’orgue, il n’y a guère que la différence d’un motif ; mais un motif peut beaucoup à l’Opéra-Comique, surtout lorsqu’il est de M. Auber. Du reste, le dénouement ne manque pas d’originalité. Le bandit Marco Tempesta, le héros de la pièce, s’est attardé dans le château du gouverneur des Abruzzes, lorsqu’une descente de justice vient l’y surprendre. Des chaloupes de douaniers gardent les issues du château du côté de la mer, et le grand-juge, assisté de ses greffiers, entre dans la salle, commandant de faire feu sur quiconque essaiera de s’échapper. L’heure devient critique pour le contrebandier. Que faire ? Une dernière chance de salut s’offre à lui ; il saisit sur la table un morceau de musique, le présente à sa sœur, et la sirène de chanter. On devine le reste. La voix irrésistible opère ses prodiges. À ces gammes chromatiques étincelantes, à ces vocalisations prestigieuses, les sentinelles quittent leur poste, chaque trille en amène une, et peu s’en faut que le vénérable grand-juge lui-même, dans la crainte de tomber aux pieds de la diva et de compromettre ainsi la gravité de la magistrature, ne se fasse lier à son fauteuil, comme jadis le vieil Ulysse à son mât de vaisseau. Cependant Marco Tempesta, qui sait le nombre des gendarmes composant le détachement commis à son arrestation, les a comptés l’un après l’autre, et les voyant là tous jusqu’au dernier, se met à décamper vaillamment par la fenêtre.

Toute cette scène est traitée par le musicien avec une habileté singulière. M. Auber excelle dans ces morceaux qui décident d’une situation capitale, et jamais, en pareil moment, son inspiration ne lui fait défaut. On se souvient de cette ravissante fantaisie du Sultan Misapouf dans l’Ambassadrice : pour l’esprit, la verve et l’élégance, l’air de Zerlina, au dénoument de la Sirène, ne le cède en rien à la cavatine d’Henriette. C’est une imagination délicieuse, un caprice plein de goût et de délicatesse, et qui, merveilleusement exécuté en ses mille nuances par Mlle Lavoye, couronne l’œuvre comme le bouquet d’un feu d’artifice. À peu de chose près, il n’y a qu’à louer dans la partition nouvelle de M. Auber. Les préludes de la sirène, qu’on entend sans la voir pendant tout le premier acte, sont d’une fraîcheur et d’une grace exquises. Vous ne trouveriez rien dans le Lac des Fées de plus vaporeux, de plus aérien que ces légers sons jetés par Zerlina aux échos de la montagne, et qui reviennent si heureusement après chaque strophe de la ballade chantée sur la scène. Je citerai encore cet adorable motif de valse dans l’ouverture, l’une des meilleures sans contredit que M. Auber ait écrites, un quatuor fort habilement disposé, et surtout la première phrase