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MANCHESTER.

que coin de leur misérable demeure, les paquets de reconnaissances qui formaient leur titre à la possession des effets ou des objets d’ameublement dont la faim les avait obligés de se dessaisir l’un après l’autre, et qu’ils avaient bien peu de chances de recouvrer. »

En 1841 et en 1842, la condition des classes laborieuses devint plus déplorable encore. Il fallut augmenter la taxe des pauvres, et la somme des secours recueillis par la charité publique présenta, comparativement à l’année 1839, un accroissement de 63 1/2 pour 100. Chaque jour, dès six heures du matin, l’on distribuait des soupes à trois mille personnes, et tel était l’empressement de la faim, que l’on voyait ces malheureux rôder devant la porte de l’établissement plusieurs heures avant la distribution. Dans les villes de l’Angleterre, le clergé des différentes communions se partage les quartiers, et envoie de pieux visiteurs dans les réduits qu’habitent les pauvres ; c’est ce que l’on appelle les missions urbaines, town missions. À Manchester, les missionnaires ont étendu leur sollicitude à trente-cinq mille familles ; les extraits de leurs rapports, que M. Adshead a publiés, peuvent faire juger des terribles épreuves que le peuple du comté de Lancastre a dû traverser.

Le récit des missionnaires est uniforme ; dans tous les quartiers de Manchester, ils ont trouvé un tiers ou la moitié des ouvriers sans emploi, un autre tiers occupé une partie de la semaine, quelques-uns travaillant plus régulièrement, mais avec une forte réduction de salaire. La misère s’étendait à toutes les classes d’ouvriers sans exception. Les consommations s’arrêtant, toute marchandise perdait la moitié de sa valeur ; en revanche, le prix des chiffons et des haillons avait haussé : il y avait concurrence dans la misère, mais dans la misère seulement. Les ouvriers passaient très souvent deux jours sans manger ; la plupart étaient tellement exténués, qu’ils n’auraient pas pu travailler quand ils auraient trouvé du travail. Quelques-uns avaient entièrement perdu courage et restaient couchés sur la paille, attendant la mort ; d’autres fumaient du tabac pour tromper la faim ; d’autres, après avoir tenté sans succès tous les moyens de gagner un morceau de pain, aux cris de leur femme et de leurs enfans, tombaient dans un égarement sauvage qui finissait par la folie. Des familles vivaient de pelures de pommes de terre ; d’autres subsistaient des trois ou quatre shillings par semaine que produisait le travail d’un enfant. « Nous ne vivons pas, disaient ces malheureux, nous existons. » Les meubles, les vêtemens, le linge, tout ayant été vendu ou engagé pour prolonger cette triste existence, on enveloppait les enfans comme des