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MANCHESTER.

L’auteur de cette utopie part de deux données également inexactes. Il suppose d’abord que les ouvriers ont des épargnes, et que, plusieurs se réunissant, ils pourraient former un fonds suffisant pour entreprendre une industrie ; or, les ouvriers pris en masse ne font pas d’économies, et l’épargne est un phénomène individuel dont on ne peut tirer aucune induction de quelque étendue. M. Babbage veut ensuite que chacun des ouvriers compris dans sa brigade de petits fabricans ne reçoive, à titre de salaire, que la moitié du prix que son travail obtiendrait sur le marché, sauf à recevoir une part proportionnelle dans les bénéfices de l’année. C’est vraiment demander l’impossible, car le salaire excède rarement les besoins des classes laborieuses, et l’ouvrier ne consentira jamais à se mettre, lui et sa famille, à la demi-ration pendant une année entière, dans l’espoir d’un bénéfice éventuel.

Il faut se défier de tous les plans, quelque séduisans qu’ils soient, qui ont pour objet de substituer, dans la direction de l’industrie, l’intérêt collectif à l’intérêt individuel. L’industrie est un champ de bataille, et, dans une armée d’ouvriers comme dans une armée de soldats, ce n’est pas la multitude qui peut commander ou déférer le commandement. L’élection, en pareil cas, détruirait la responsabilité et produirait l’anarchie. La manufacture a ses chefs naturels, qui ne relèvent que d’eux-mêmes ; elle ne saurait être organisée en république, car aucune monarchie n’exige plus d’unité ni plus de vigueur dans l’action. Prenons donc le système industriel tel qu’il existe, ne cherchons pas à lui enlever l’individualité des intérêts qui fait sa force ; bornons-nous à souhaiter qu’il emploie les hommes autrement que les machines, et que l’ouvrier soit intéressé au succès du maître dont il demeure aujourd’hui séparé par sa position non moins que par ses préjugés. Au reste, l’expérience a prononcé ; le plan de M. Babbage est demeuré à l’état de théorie.

C’est dans la pratique des nations qu’il faut chercher les bases du nouveau contrat. En l’interrogeant avec soin, l’on y trouvera des indications précieuses. Dans la pêche au filet, sur les côtes méridionales de l’Angleterre, la moitié du produit appartient au propriétaire du bateau et du filet, l’autre moitié appartient aux pêcheurs qui montent le bâtiment. Une répartition semblable des profits s’opère entre les armateurs et les équipages des vaisseaux envoyés à Terre-Neuve ou des navires baleiniers. Toute maison de commerce ou de banque qui veut exciter le zèle de ses employés leur attribue un intérêt dans ses affaires. Les fabricans qui cherchent à diminuer le déchet des matières