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cœur et répugne à leur bravoure ; ils aiment mieux tirer l’épée que compter leurs ennemis, et sont prêts au combat sans vouloir en calculer les chances.

Cette disposition d’esprit se retrouve quand il s’agit de changer la nature de l’instrument qu’ils ont entre les mains, et par exemple de retirer leur confiance à la voile, cette compagne de leur carrière. C’est par la voile que nos officiers de mer ont fait leur chemin ; depuis le jour où ils ont mis le pied sur le vaisseau, siège de notre école navale, l’une de leurs études a eu pour objet cet agent capricieux qui fut long-temps le seul moteur de nos escadres. Un talent de manœuvrier est le produit de toute une vie, et souvent la pratique n’y suffit pas. Il faut encore, pour se placer au premier rang, le sang-froid de l’observation, la promptitude du coup d’œil, la fermeté et la précision du commandement. L’ensemble de ces qualités compose le vrai marin, et à la justesse, à la rapidité des évolutions, on distingue bien vite une main habile d’une main moins expérimentée. La génération actuelle de nos hommes de mer a grandi sous l’empire de ces faits ; la manœuvre compliquée de la voile a fait la base de son éducation. Elle doit à la voile ses titres les phis réels, son avancement, ses grades, ses honneurs ; elle serait ingrate si elle la délaissait sans essayer de la défendre.

On conçoit dès-lors qu’un autre moteur plus direct, plus énergique, moins chargé d’accessoires, n’ait été, au début, accepté par nos marins qu’avec un sentiment de défiance. C’était presqu’une révolution accomplie contre leurs études, une simplification qui amoindrissait leur rôle et les exposait à déchoir. Aussi une sorte de dédain s’attacha-t-il d’abord au service des bâtimens à vapeur, considéré à peu près comme une disgrâce. On y vit un dommage pour l’arme, presqu’un dissolvant. L’esprit de corps s’en mêla et résista à l’innovation, de sorte que la vapeur est entrée dans la marine, contre le gré, on peut le dire, de la plupart des marins. Depuis ce temps, il est vrai, les avantages du nouveau moteur sont devenus si évidens, si incontestables, que les esprits les plus prévenus en ont été désarmés ; mais ce retour est plus apparent que réel, et, aux yeux de la génération actuelle, la vapeur aura long-temps encore à expier le trouble causé par son avènement et les torts de son origine.

C’est sous l’empire de cette répugnance que nos hommes de mer jugeront la Note de M. le prince de Joinville, et les objections qui déjà se produisent prouvent que les contradicteurs ne manqueront pas[1]. Voici à quoi se réduit, jusqu’à présent, le fond de cette polémique. La voile est un instrument éprouvé ; la vapeur n’est rien moins que cela. Les traditions de l’arme se rattachent aux bâtimens à voiles ; la tactique est indivisible de ce moteur. Y renoncer ou en amoindrir l’importance, c’est jeter le bouleversement parmi

  1. Les Annales maritimes, recueil que publie le ministère de la marine, viennent de reproduire une série d’articles qu’a fait paraître à ce sujet M. Baron, ancien capitaine au long cours et rédacteur en chef du Journal du Havre. Ces articles, fort remarquables d’ailleurs, ont ainsi reçu une sorte d’aveu demi-officiel.