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conflits accidentels résultant d’un voisinage immédiat, séparait depuis des siècles les Norvégiens des Suédois. L’influence de Charles-Jean a peu à peu amorti, effacé de part et d’autre ces dispositions dangereuses, et maintenant, on peut le dire, la Norvège est attachée de cœur au pacte d’alliance qu’elle repoussait violemment en 1814. Rien ne pouvait mieux d’ailleurs faire ressortir l’intelligence pratique et l’habileté de Charles-Jean que le gouvernement simultané de ces deux royaumes de Norvège et de Suède, si différens l’un de l’autre : là, le principe démocratique poussé jusqu’à ses dernières conséquences, une constitution aussi libérale que celle des États-Unis, un peuple qui ne souffre ni titres de noblesse, ni privilèges de naissance ; ici, une constitution essentiellement monarchique, une noblesse nombreuse et puissante, une nation soumise pendant des siècles au régime oligarchique, et qui, au milieu du mouvement démagogique de notre époque, a conservé pour l’aristocratie et pour ses attributions une sorte de respect héréditaire. Ce n’était pas une faible tâche que d’avoir à tenir la balance entre deux élémens si opposés, sans porter atteinte ni à l’un ni à l’autre. C’est pourtant ce que Charles-Jean a su faire par ses efforts et sa constante sollicitude. Il avait pris comme roi cette noble devise : Folkskârlek âr min Belœnning ; l’amour du peuple est ma récompense. Les regrets unanimes que sa mort a excités en Norvège et en Suède prouvent qu’il avait su mériter cette récompense.

Charles-Jean était un de ces hommes fortement trempés de la génération providentielle qui nous a précédés. Il est mort à l’âge de quatre-vingts ans, et jusqu’à sa dernière maladie f il avait conservé sans altération ses facultés physiques et son activité d’esprit. Il vivait pourtant d’un genre de vie singulier et peu hygiénique. Couché jusqu’à quatre heures de l’après-midi, mais s’occupant d’affaires dans son lit, vers le soir il revêtait sa redingote bleue et donnait ses audiences. Dans le cours de la journée, il buvait deux ou trois tasses de bouillon. A minuit, on lui servait son unique repas, repas splendide, auquel il prenait une large part. Le souper fini, il regagnait immédiatement son lit et s’endormait aussitôt d’un profond sommeil. A partir de la fin de l’automne jusqu’au mois de mai, il ne quittait pas ses appartemens. Si pourtant quelque malheur, quelque incendie éclatait dans la ville, de nuit ou de jour, par le froid le plus rigoureux, par la neige, à l’instant même il montait à cheval et courait au lieu du désastre. L’été venu, il reprenait soudain d’autres habitudes. On le voyait alors presque chaque jour traverser les rues de la ville, soit pour visiter quelques travaux publics, soit pour se rendre dans le parc, à son