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tendre, s’étendit bientôt aux femmes elles-mêmes, et traîna les familles entières sur le champ de bataille de l’industrie. La paix a fait cesser en France la conscription militaire ; en Angleterre, au lieu de relâcher la conscription industrielle, elle a peu à peu précipité toutes les classes de la population sous ce funeste niveau. Les premières victimes furent les enfans pauvres. Écoutons le récit que donnait de leurs souffrances, il y a trente ans, un des fondateurs de la manufacture britannique, le père de sir Robert Peel[1]. « Les manufactures furent d’abord établies sur des cours d’eau, et dans des lieux généralement peu habités. Pour faire mouvoir les machines, il fallut emprunter aux grandes villes l’excédant de leur population, et plusieurs milliers d’enfans mis en apprentissage par les paroisses vinrent ainsi de Londres, de Birmingham et d’autres districts. La maison dans laquelle j’ai un intérêt employa pendant quelque temps jusqu’à mille apprentis. Ayant d’autres affaires sur les bras, j’avais rarement le loisir de visiter les manufactures ; mais toutes les fois que je pus faire cette inspection, je fus frappé de l’aspect uniformément maladif des enfans, et dans plusieurs cas de leur stature rabougrie. La durée du travail était réglée selon l’intérêt particulier du régisseur. Comme le taux de son traitement dépendait de la quantité d’ouvrage que l’on exécutait, il se trouvait intéressé à faire travailler ces enfans à l’excès, et, pour étouffer leurs plaintes, il leur donnait d’insignifiantes gratifications. Voyant nos manufactures conduites de cette manière et apprenant que les mêmes abus existaient dans d’autres établissemens, où l’on excédait aussi les enfans de travail, et où l’on n’apportait aucune attention à la propreté ni à la ventilation des ateliers, je proposai le bill de la quarante-deuxième année du roi George, destiné à régler les manufactures qui employaient ces apprentis. »

Cet acte limita la journée à douze heures effectives dans les manufactures qui recevaient les enfans mis en apprentissage par les paroisses. La protection de la loi ne couvrait ainsi que les orphelins et ceux à qui la tutelle de la famille avait manqué ; on laissait en dehors tous ceux dont les parens pouvaient prendre soin. Il arriva que les manufacturiers, gênés dans l’emploi des apprentis, se tournèrent vers les enfans libres. L’invention de la machine à vapeur ayant rappelé les fabriques dans les villes, l’industrie s’implanta-au milieu de la population, et vint prélever sur toutes les familles le tribut du travail. La dépravation morale commença dès-lors avec la dégradation

  1. Select commutee on the employement of children in factories, may 1816.