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grimpe dans une aubépine en fleur pour y surprendre une couvée de fauvettes ; tout à coup la branche cède sous son poids, et voilà l’infortunée qui tombe dans un étang, où elle se noie, entraînant avec elle son frêle trophée, qu’elle tient encore entre ses mains lorsqu’on la retrouve inanimée ! Pauvre créature ignorée, morte comme Ophélie, et dont nul Shakspeare n’a recueilli la voix ! Pour en revenir à ces noms, un poète en eût tiré le plus charmant parti. Quelles ravissantes figures de fantaisie il y avait à dessiner en pareille occasion ! Et comme une main légère et délicate eût fait une jolie couronne de toutes les Marguerite, les Hortense et les Hyacinthe de cette collection ! En se maintenant de plein gré dans le royaume un peu vague de l’idéal, on sauvait du moins les apparences, on ôtait à son observation ce qu’elle a d’offensif et d’inqualifiable appliquée à des femmes du monde. Évidemment un homme d’esprit, un homme de tact, en admettant chez lui le projet bien arrêté de mettre en scène des caractères de son époque, aurait tout fait pour conserver à ses ébauches je ne sais quelle physionomie d’abstraction à l’abri de laquelle il eût au besoin pu décliner toute responsabilité malséante. Par malheur, M. Sosthènes de La Rochefoucauld n’est rien moins qu’un poète. Ne lui demandez pas de fictions, il n’aime que la vérité, l’austère vérité, que son regard perçant et scrutateur va saisir dans les plus secrets abîmes de la conscience. De là son goût bien décidé pour les portraits. D’autres préféreront peut-être le paysage ou le tableau de genre, le noble duc n’a de sympathie et de vocation que pour les portraits. Aussi fussiez-vous en Chine, fussiez-vous enterré, ni l’absence ni la mort ne sauraient vous soustraire à ses pinceaux. Lorsqu’il n’a fait qu’entrevoir les gens une minute, il les peint de mémoire ; lorsqu’il lui arrive de ne les point connaître, il les invente, et tant pis pour eux s’ils ont la maladresse de ne pas ressembler à sa peinture.

M. de La Rochefoucauld suppose d’ordinaire qu’on le prie, qu’on l’obsède. A l’entendre, il ne se décide que pour céder aux sollicitations de son modèle : « Vous désirez que j’essaie de vous peindre, Elvire, et je me soumets à vos ordres. — Vous l’ordonnez, madame, j’obéis. — S’il y a modestie à se laisser demander un portrait, il y aurait mauvaise grâce à le refuser. Vous l’avez voulu, je commence. — Hortense a exigé que je fisse son portrait, mon obéissance sera mon excuse, etc. » Quelquefois même, les grands parens interviennent, et nous voyons les mères se joindre aux filles pour obtenir la grâce incomparable. « Il y a de l’imprudence, madame, à vouloir reproduire un modèle aussi séduisant ; essayons toutefois, puisque l’ordonne votre mère,