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se perd pour le sens et pour la raison, il s’élève une voix mystérieuse, la voix que saint Jean et sainte Ildegarde entendirent dans l’extase, et dont les prophètes traduisirent en paroles les accens ineffables. Cette poésie sacrée devient la tradition, et trouve le lien qui unit le monde, privé d’une existence propre, à Dieu, que la philosophie n’atteint que par des démonstrations négatives. Pour Voltaire, l’inspiré sera malade, pour les philosophes ignorant ; mais l’inspiration échappe aux yeux comme à la raison, et elle concilie la contradiction des sens et de l’entendement, en découvrant ce Dieu créateur, ce verbe, ce médiateur, qui est le Dieu de la prière, de l’art, de la moralité et de la religion. Ce grand spectacle a été perdu pour M. Rosmini. Bien que rationaliste, il a méconnu la puissance invisible de l’esprit, qui conduit d’une idée à un système, et d’un système à tous les systèmes, par un mouvement continu où la destruction est indivisible de la construction. Quoique observateur et moraliste, il n’a pas su discerner cette puissance invisible du cœur, qui précède et suit tous les progrès de l’humanité, créant toujours de nouvelles vertus pour les intérêts nouveaux, une nouvelle inspiration pour toute nouvelle société. La civilisation, ainsi dépouillée de son prestige, de son inspiration, de la sainteté de ses cultes, s’est présentée à ses yeux telle que la décrivait Gioja, comme le travail aride de l’égoïsme, comme la libre concurrence de tous les vices s’utilisant, s’appuyant, se mitigeant l’un par l’autre au profit de tous les hommes. Dès-lors M. Rosmini a condamné la civilisation ; tantôt il a voulu se réfugier, comme Rousseau, dans un état presque naturel, tantôt il a voulu se réfugier de nouveau dans la contemplation de l’idée première. Double illusion, car le bonheur ne se trouve ni dans la barbarie, ni dans l’idée première, et l’accord de ces deux extrêmes est impossible ; on ne parvient à les concilier ni par une chute imaginaire, ni par une rédemption inutile ; l’histoire se dérobe tout entière aux antithèses de M. Rosmini, et le christianisme invoqué, comme le deus ex machina, pour faire disparaître toutes les contradictions, disparaît lui-même, vaincu par les contradictions qui l’entourent. Naturel si les individus sont progressifs, impossible si les masses sont rétrogrades ; naturel si l’infini est en nous, de nouveau impossible dans l’absence de l’idée première, le christianisme, dans le système rosminien, aboutit à une contradiction quand il s’agit de combiner la foi et la raison. En définitive, M. Rosmini sacrifie l’infaillibilité de la raison à l’autorité de l’église, et l’infaillibilité de l’église à l’autorité de la raison. On s’explique que les théologiens lui reprochent de voir dans le saint-siége une église kan-