Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 5.djvu/99

Cette page a été validée par deux contributeurs.
95
SIMPLES ESSAIS D’HISTOIRE LITTÉRAIRE.

écrivains qui imposent à leur plume une course si rapide, je me rappelle parfois Jean-Jacques et ses longues promenades, d’où il revenait la mémoire chargée de deux ou trois phrases qu’il tournait et retournait cent fois dans sa tête, et auxquelles il ne donnait souvent la consécration dernière que dans ses insomnies inspirées ; je me rappelle la dalle de marbre sur laquelle Bossuet appuyait son pied en méditant et en écrivant, et où il avait creusé comme un sillon. Nous sommes loin de Bossuet et de Jean-Jacques, et l’expression de Mme de Sévigné nous peint à merveille : « nous écrivons à bride abattue. » À ce régime, la phrase s’énerve, l’image se décolore, la saveur et le parfum s’évanouissent. Que M. Sue y prenne garde : la divinité jalouse se venge déjà cruellement, car son style porte en maint endroit le plus triste cachet, celui de la médiocrité. Comme un de nos grands poètes, M. Sue, n’oublions pas de le remarquer, se livre à l’usage immodéré des points : c’est un moyen trop commode, mais je ne veux pas aujourd’hui en faire reproche à l’auteur des Mystères ; c’est à coup sûr la plus inoffensive de ses erreurs. Si M. Sue parle bien argot, je l’ignore. Clément Marot, chargé par François Ier de publier une édition de Villon, supprima l’argot, en disant qu’il le laissait « à corriger et exposer aux successeurs de Villon en l’art du croc et de la pinse. » — Clément Marot eut de la dignité, il comprit le point d’honneur littéraire, et laissa une bonne leçon à la critique de l’avenir.

Quant à l’idée générale des Mystères de Paris, elle est d’accord avec le reste du livre, c’est un paradoxe. L’auteur, en élevant son Rodolphe à l’étrange dignité de grand-prêtre de la justice individuelle, fait leur procès aux institutions et proclame hautement leur insuffisance. Rodolphe constitue à lui seul un tribunal sans appel ; c’est l’homme que la société ne protége pas, et qui, se retranchant dans son droit de légitime défense, punit qui le blesse, en véritable seigneur suzerain ne relevant que de lui-même. C’est le droit féodal en plein XIXe siècle. La philanthropie, avec son amour intelligent du progrès, nous ramène au moyen-âge. Si, comme M. Sue le pense, notre société est si faible, si désarmée, qu’elle ne puisse pas plus préserver notre propriété que notre personne, chacun doit en effet se placer au-dessus de ce fantôme de pouvoir, et par le dévouement et l’énergie à suppléer à la coupable faiblesse des lois. Seulement, il est à craindre, vu la rareté du dévouement et de la vertu, qu’il y ait plus de coupables que de juges, et que le crime, si ce n’est déjà fait, ne prenne bientôt le haut du pavé. Qu’on établisse donc sans retard de vastes associations pour la défense de la bourse et de la vie, qu’on ne sorte