Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 5.djvu/970

Cette page a été validée par deux contributeurs.
966
REVUE DES DEUX MONDES.

de la philosophie de son ennemi : ici pas un mot de critique, mais une ironie haineuse, une mise en scène infernale de toutes les opinions hasardées ou compromettantes qui se trouvaient éparpillées dans les volumineux ouvrages du disciple d’Helvétius.

Pour oublier ces diatribes grossières, il faut lire les pages ou M. Rosmini parle du plaisir et du bonheur. D’après Gioja, l’utile était le principe de la justice, la morale un échange de plaisirs, le mariage un commerce d’instincts. Gioja voyait dans le plaisir le dieu de la nature ; dans l’illusion, le seul moyen de perpétuer l’instant insaisissable du plaisir. Une fois l’illusion adoptée, l’économiste préférait l’apparence à la réalité ; il recommandait à la femme de rehausser sa beauté par le prestige de la parure, d’irriter le désir par la pudeur ; il accueillait la religion, parce qu’elle berce la vertu avec l’illusion du paradis et fait la police du monde avec l’illusion de l’enfer. Ces idées circulaient en Italie depuis soixante ans ; elles avaient pénétré partout, chez les hommes politiques, chez les philosophes, dans les académies littéraires, sur les théâtres. Vers la fin du XVIIIe siècle, Arlequin, Pantalon, Polichinelle, toutes ces caricatures agonisantes de la vieille Italie, retrouvaient leur verve pour célébrer l’illusion et les jouissances qu’elle procure Le poète Foscolo exprime la même idée à sa manière : « Comme un voyageur harassé, dit-il vers la fin de sa vie, je hâte le pas à mesure que j’approche du terme ; mes yeux sont fatigués par les veilles, ma main est lassée par la plume, mon cœur est ulcéré par le chagrin. Je n’ai plus que le désir d’être connu par la postérité, ou par mon siècle, ou du moins par mes amis. J’aurais été heureux de me connaître moi-même, mais je n’y parviendrai jamais. » Foscolo est réduit à la dernière, à la plus humble des illusions de la gloire ; son imitation de Werther et ses Tombeaux nous montrent l’homme poussé au suicide par l’horreur de la réalité. Ainsi, Foscolo et Gioja divinisaient le plaisir et le cherchaient dans l’illusion : Foscolo, en poète, regardait tristement ce rêve de la vie ; Gioja, en économiste, jouait avec les illusions pour obtenir la plus grande somme possible de plaisirs. M. Rosmini voit l’alternative et la pousse aux extrêmes. « C’est l’alternative, dit-il, du désespoir et de la folie ; rejetez-vous l’illusion ? vous désespérez de la vie ; l’acceptez-vous ? votre bonheur, c’est le bonheur de la folie. » — C’est que la nature, poursuit-il, ne suffit pas à l’homme. Aristote n’y trouve que l’image du bonheur. Épicure, attaché au plaisir, recourt aux études physiques pour combattre les appréhensions de la mort ; les cyniques conseillent l’insouciance ; Hégésias conseille la mort, et les pyrhoniens battus