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surpassa le type de perfection que l’esprit avait conçu ; la poésie classique, avec ses héros imaginaires, fut dépassée par les innombrables prodiges de la vertu chrétienne. Les consolations que l’art antique cherchait dans l’idéal, l’art moderne les trouvera désormais dans le monde réel. Notre intelligence agrandie peut concevoir l’ordre universel ; dans l’épopée divine, il n’y a plus ni irrégularité, ni défaut, ni imperfection, et l’histoire providentielle de l’univers nous livre la plus haute expression de la beauté. Il est vrai que la muse païenne a survécu long-temps à l’avénement des idées chrétiennes ; ces idées ne pénétrèrent point immédiatement dans toutes les profondeurs de la société ; le christianisme n’est pas encore complètement réalisé. N’importe, notre littérature doit être religieuse ; aujourd’hui le poète doit en partie voir, en partie deviner l’avenir des croyances ; comme le philosophe, il doit en partie connaître, en partie prophétiser. Que le poète devance l’histoire, qu’il l’idéalise, qu’il devine la route : la religion l’encourage, elle le soutient, car elle espère, et avec une audace qui n’appartient qu’à la Divinité, elle se propose de réformer l’humanité d’après un type parfait. C’est ainsi que les inventeurs de la musique ancienne ont compris l’art ; c’est ainsi que Virgile exprimait les plus pures aspirations du monde païen, que Dante exilé chantait la monarchie universelle, la réunion de tous les hommes. La Divine Comédie combattait les vices de l’époque, elle combat encore les divisions intestines de l’Italie ; elle lui a imposé une langue et par là même une nationalité ; après cinq siècles, nous applaudissons à l’œuvre de Dante, parce qu’il a dit non pas ce qui était, mais ce qui devait être. En ramenant du passé son regard sur le présent, M. Rosmini se demande quel est celui de nos lyriques qui vivra dans l’avenir, Manzoni, le poète chrétien, ou Foscolo, le poète d’une religion honteuse, d’un monde réprouvé ? « Non, s’écrie-t-il, le chant des muses anciennes ne peut rallumer dans le cœur une flamme éteinte par la nature et par Dieu ; c’est un bruit mélodieux qui s’arrêtera au premier mouvement de l’humanité. »

On le voit, M. Rosmini cherchait un nouvel horizon pour la littérature et la philosophie italiennes ; il saluait le génie naissant de Manzoni, il pressentait la ruine de toutes les théories dominantes. Malheureusement le prêtre tyrolien confiait la cause de la philosophie à l’église, la cause de la fraternité aux princes italiens, l’unité de l’éducation universelle aux jésuites ; en combattant le XVIIIe siècle au nom de l’avenir, il ne faisait que dresser l’acte d’accusation du libéralisme italien au moment où les prisons d’Italie regorgeaient de victimes.