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ARSÈNE GUILLOT.

— Ce n’est rien, madame ; c’est seulement M. de Salligny qui disait que j’étais engraissée.

En effet, l’embonpoint de Mlle Joséphine pouvait étonner M. de Salligny, qui voyageait depuis plus de deux ans. Jadis c’était un des favoris de Mlle Joséphine et l’un des attentifs de sa maîtresse. Neveu d’un ami intime de Mme de Piennes, on le voyait sans cesse chez elle autrefois, à la suite de sa tante. D’ailleurs, c’était presque la seule maison sérieuse où il parût. Max de Salligny avait le renom d’un assez mauvais sujet, joueur, querelleur, viveur, au demeurant le meilleur fils du monde. Il faisait le désespoir de sa tante, Mme Aubrée, qui l’adorait cependant. Mainte fois elle avait essayé de le tirer de la vie qu’il menait, mais toujours les mauvaises habitudes avaient triomphé de ses sages conseils. Max avait quelque deux ans de plus que Mme de Piennes ; ils s’étaient connus enfans, et, avant qu’elle fût mariée, il paraissait la voir d’un œil fort doux. — « Ma chère petite, disait Mme Aubrée, si vous vouliez, vous dompteriez, j’en suis sûre, ce caractère-là. » Mme de Piennes, — elle s’appelait alors Élise de Guiscard, — aurait peut-être trouvé en elle le courage de tenter l’entreprise, car Max était si gai, si drôle, si amusant dans un château, si infatigable dans un bal, qu’assurément il devait faire un bon mari ; mais les parens d’Élise voyaient plus loin. Mme Aubrée elle-même ne répondait pas trop de son neveu ; il fut constaté qu’il avait des dettes et une maîtresse ; survint un duel éclatant dont une artiste du Gymnase fut la cause peu innocente. Le mariage, que Mme Aubrée n’avait jamais eu bien sérieusement en vue, fut déclaré impossible. Alors se présenta M. de Piennes, gentilhomme grave et moral, riche d’ailleurs et de bonne maison. J’ai peu de chose à vous en dire, si ce n’est qu’il avait la réputation d’un galant homme et qu’il la méritait. Il parlait peu ; mais lorsqu’il ouvrait la bouche, c’était pour dire quelque grande vérité incontestable. Sur les questions douteuses, il « imitait de Conrart le silence prudent. » S’il n’ajoutait pas un grand charme aux réunions où il se trouvait, il n’était déplacé nulle part. On l’aimait assez partout à cause de sa femme, mais lorsqu’il était absent dans ses terres, comme c’était le cas neuf mois de l’année, et notamment au moment où commence mon histoire, personne ne s’en apercevait. Sa femme elle-même ne s’en apercevait guère davantage.

Mme de Piennes ayant achevé sa toilette en cinq minutes, sortit de sa chambre un peu émue, car l’arrivée de Max de Salligny lui rappelait la mort récente de la personne qu’elle avait le mieux aimée ; c’est, je crois, le seul souvenir qui se fût présenté à sa mémoire, et ce sou-