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que ce soit seulement par un reste de curiosité qu’il va à ces Mystères, puisqu’il ne les applaudit pas ; il y a aussi le feuilleton, qui, ne voulant pas en avoir le démenti, s’est placé cette fois sous le lustre, contre son habitude. Dès-lors le silence n’est pas de saison, et les vérités sont encore bonnes à dire.

Les Mystères de Paris, en onze tableaux ! magnifique titre pour le boulevard du crime ! La voilà réduite en onze tableaux qui vont défiler devant vous en une soirée, cette longue iliade des mauvais lieux qu’on ne pouvait lire en moins de quinze jours ! Le lecteur enthousiaste devait être enchanté ; il allait goûter le même plaisir en économisant beaucoup de temps. Que pense-t-il maintenant de ses anciennes connaissances ? Il les a revues, tous ces créations qui un instant l’avaient séduit. Pourquoi les trouve-t-il repoussantes, invraisemblables ou vulgaires ? Est-ce que Rodolphe ne l’intéresserait plus ? Il est vrai que, dès qu’on n’a plus eu besoin de cette pauvre altesse, on l’a singulièrement négligée. Ce cher prince était-il donc comme ce manteau couleur de muraille dont on s’enveloppe pour faire ses coups sans être reconnu, et dont on se débarrasse aussitôt, quand le coup est fait, pour marcher plus vite ? Je l’ignore ; ce qui est sûr, c’est que le grand-duc de Gérolstein n’est plus que l’ombre de lui-même, que c’est le prince le plus ordinaire de tous les duchés d’Italie et d’Allemagne. Et qu’a fait M. Sue pour abaisser son prince des Mille et Une Nuits à ce triste niveau ? Il lui a enlevé son entourage et ses excentricités, pas autre chose. Or, comme M. Sue place plutôt l’originalité dans les habitudes que dans le caractère, dès qu’il enlève à ses personnages l’appareil fantastique dont il aime à les entourer, il ne leur reste plus rien. Après toutes les épreuves que l’auteur avait infligées à Rodolphe dans son livre, il aurait dû lui épargner cette dernière et le traiter avec plus d’égards, ne fût-ce qu’en sa qualité de prince.

Rigolette a beaucoup perdu comme Rodolphe. Cette figure gracieuse était loin d’être originale. Cependant on ne devait pas s’attendre à ne voir, dans sa mansarde étroite et proprette, qu’une couturière très commune, qui est vertueuse, parce qu’elle n’a pas de temps à perdre, dit-elle, ce qui ne donne pas une haute idée de sa vertu. M. Sue s’est presque étudié à enlever à cette douce figure le peu de poésie qu’elle avait dans le livre. Vous verrez que l’auteur des Mystères ne laissera pas un seul de ses personnages intact, et que ses efforts aboutiront à prouver que toutes ses créations n’avaient qu’un faux semblant d’originalité qui disparaît dès qu’on y touche. Les personnages de beaucoup de nos romanciers n’ont qu’une apparence de vie originale et sont, dans leurs œuvres, comme sont, dans certains caveaux, ces cadavres parfaitement conservés qui tombent en poussière aussitôt que l’air et la lumière y pénètrent. — Rigolette n’a pas résisté à l’air et à la lumière. C’est dommage ; M. Sue n’avait rien de mieux à offrir au spectateur. Je la regrette, et je regrette aussi ses oiseaux. Pauvres oiseaux, qu’êtes vous devenus ? vous qui avez rendu tant de services et qui gazouilliez si bien le lendemain des feuilletons périlleux !

Une chose mérite nos éloges pourtant, c’est la transformation qu’a subie