dès son apparition dans le monde, par des applaudissemens aussi bruyans que celui de M. Eugène Sue. Le motif se devine aisément. Si l’on ne songeait qu’au succès, on a pris le meilleur moyen. Voulez-vous que le récit de votre voyage soit tiré à cent mille exemplaires ? faites-vous le Christophe Colomb d’un monde d’impuretés. Séduit par l’appât, le lecteur ne regardera ni aux trivialités ni aux invraisemblances, et pendant dix volumes vous pourrez vous donner carrière. Ainsi a fait M. Sue, et parlant de son système, lui qui pouvait avec originalité être de l’école de Walter Scott, il a composé une épopée à la Ducray-Duminil ; et il n’y aurait que moitié mal encore, s’il n’avait enté Ducray-Duminil sur Pétrone.
Qu’on se figure un prince souverain d’Allemagne qui, ayant quitté momentanément ses états pour s’occuper d’affaires plus graves et d’une moralité plus haute, c’est-à-dire des intérêts de deux ou trois inconnus, cache l’altesse sous le costume du simple ouvrier, et, pour mener à bonne fin ses grands projets, hante les mauvais lieux de la Cité, parle argot, se lie avec les bandits ; un bon prince qui établit au milieu de Paris un tribunal de haute et basse justice, où il est à la fois accusateur et juge et où ses valets de chambre servent de bourreaux ; un grand-duc régnant qui, riche à millions et ne songeant qu’à faire du bien, se posant en providence, parvient, après dix volumes d’efforts surhumains, à marier une grisette avec son amant ! Qu’on se figure une prostituée de la Cité, innocente et pleine de candeur, qui, dans le premier chapitre du roman, exerce son abominable métier, et qui à la fin du livre devient princesse dans une cour d’Allemagne ! Qu’on se représente une grande dame ambitieuse qui vise à une couronne, et au lieu de se faire aimer du prince, ce qui serait le plus naturel, passe des compromis avec des voleurs qui la poignardent ; une jeune et gentille ouvrière qui vit de son travail et aime passionnément les oiseaux ; une duchesse qui paie les dettes de son amant ; une honnête famille d’ouvriers dans la détresse ; les turpitudes d’une demi-douzaine de scélérats vivant du crime et jouant avec le crime, leurs mœurs à nu, leur vraie langue ; un notaire que l’abus du libertinage conduit à une de ces maladies odieuses qu’on ne peut pas nommer et dont le nom est en tête du chapitre, un notaire qui vole et qui assassine ; un médecin qui assassine ; toute une famille, fils, mère, fille, qui assassine ! — et si on ajoute, pour égayer le tableau, les angoisses d’un portier qui ne remplissent pas moins d’un volume, on saura à peu près combien il faut entasser dans une œuvre d’imagination, de choses invraisemblables et de choses vulgaires, pour qu’elle soit lue à