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que cet espoir, si souvent déçu, d’un établissement selon ses goûts se réalisa pour Jean-Paul peu de temps après, grace à une bonne et honnête jeune fille élevée dans les mœurs sédentaires de la bourgeoisie de Berlin, autour de la table de chêne où l’on causait le soir en écoutant quelque lecture de Rousseau. Caroline Mayer plut à Jean Paul. « Elle a, disait-il, tous les avantages des autres Carolines, moins leurs défauts. » Un front de madone, des yeux pleins de douceur, une indicible expression de tendresse et de dévouement, telles sont les séductions que son amant lui prête, séductions d’épouse et de mère, on le voit. J’oubliais une fraîcheur épanouie, cette fleur de santé qui convient à la ménagère allemande, à cette héroïque femme qui veille à tous les soins de la maison, et serre, comme dit Schiller, dans le coffre odorant le linge qu’elle-même a filé. À dater de là, on prévoit tout : Jean-Paul, marié, s’installera dans quelque paisible résidence ; peu à peu cependant la famille augmentera, et les marmots alternant avec les livres, on vivra de la sorte jusqu’à la fin, modeste, charitable, le cœur et l’esprit occupés dans cet heureux Sans-souci de Bayreuth, dont une pension du roi fera les frais : tardif, mais bien délicieux canonicat de l’homme de lettres, qui mettra notre philosophe à même de ne plus réduire son corps en cendres par la nécessité de fondre chaque jour son esprit en argent. »

Pour en revenir au voyage de Richter à Weimar, le désenchantement des premiers jours eut ses compensations à la longue. De ce qu’un rayon manquait par-ci par-là au nimbe glorieux dont on avait poétiquement coiffé les têtes dominantes, la société n’en devait pas périr. Dura lex sed lex : Jean-Paul fut bien contraint d’en prendre son parti. Insensiblement les femmes intervinrent. On sait ce qu’étaient les femmes de cette cour d’Anne-Amélie. Le bourru fantasque s’humanisa, l’apôtre de vertu se laissa tout doucement réconcilier avec la supériorité intellectuelle par l’entremise de ces aimables philosophes si habiles à donner le tour sentimental à l’argument le plus ardu, et qui n’ont en somme qu’un système : leur cœur. En écoutant les femmes, il comprit mieux les hommes, il laissa aux sympathies effarouchées d’abord par l’épouvantail d’excentricité, le temps de se grouper autour de lui ; aux amitiés, le temps de se former. L’affection qui s’établit à cette époque entre Herder et Jean-Paul, après avoir tenu dans l’existence des deux grands écrivains une si noble, une si large place, devait, même après la mort, revivre dans leurs œuvres. La vivacité de Jean-Paul, son humeur, sa jeunesse d’esprit et de cœur, enchantaient Herder, qui le préconisait partout. Presque chaque soir, les deux amis