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SIMPLES ESSAIS D’HISTOIRE LITTÉRAIRE.

en poétiques barbarismes, en figures ingénieusement frappantes. Molière n’avait pas dédaigné de se servir du patois du village ; mais de la langue des halles et du patois des campagnes à la langue impure des affreux repaires, pétrie avec du sang et de la boue, il y a une distance incommensurable qu’il était réservé à notre époque de franchir. C’est pourtant un illustre poète qui le premier osa porter la main sur cet horrible vocabulaire, et qui crut faire ce jour-là une heureuse trouvaille, ne se doutant pas qu’en obéissant à sa passion du pittoresque et de l’antithèse, il démantelait les frontières et livrait passage à l’invasion. L’invasion est arrivée, une véritable invasion de barbares dans le royaume de l’art, autrefois si bien gardé. Leur langue ayant pénétré par les brèches ouvertes, les courtisanes de bas étage, les escrocs et les assassins ont rompu leur ban ; et ont pris brutalement possession de ce pays qu’habitaient naguère Corinne et René. Fidèles à leurs habitudes de s’approprier le bien des autres et de se moquer des droits acquis, ces personnages ont usurpé la première place ; ils se sont distribué les principaux rôles ; enfin ils trônent en maîtres dans le roman : les haillons sont devenus la pourpre du lieu, comme l’argot en est la poésie. — On a eu raison de dire que le vieil Homère sommeille parfois ; au XVIIIe chant de l’Odyssée, Irus, le mendiant, se montre, reçoit un coup de poing d’Ulysse et disparaît. Aujourd’hui le mendiant partagerait les honneurs du poème avec Ulysse, et, si c’était un bandit, il aurait la part du lion.

Qu’est-ce à dire ? Le lecteur français, qui jadis voulait être respecté, s’accommode-t-il de ce commerce familier avec ces êtres dégradés qui sont la lèpre de la civilisation et, dès la première page, se laisse-t-il installer sans murmurer dans un mauvais lieu ? S’il le supporte, il mérite qu’on le traite ainsi ; mais l’art, qu’on ose avilir à ce point, et qu’on fait descendre des hauteurs qu’il aime à ce métier de proxénète, l’art doit protester de toutes ses forces : la Muse, malgré ses excès, n’avait pas mérité un tel châtiment, et aucun tribunal ne l’avait condamnée aux égouts. L’histoire et le monde, hier et aujourd’hui, le cœur humain de tous les temps, ne sont-ils pas assez vastes pour l’imagination devenue plus ambitieuse ? ou le champ est-il si complètement balayé que la plus vigilante glaneuse ne puisse y trouver une nouvelle gerbe ? Cela serait vrai, qu’il faudrait se taire, ou employer sa plume ailleurs. Si le monde était si vieux que tous les sujets qui peuvent servir à la fiction eussent été traités sous toutes les faces et fussent mille fois rebattus, que le génie des ancêtres eût dit son dernier mot sur tous les sentimens, sur toutes les passions, et les