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s’en mêle : il va des contes de revenant de Klinger aux fadeurs sentimentales de Hippel, et, brochant sur le tout, ses chaleureuses sympathies pour Rousseau se font jour dans certaines pages éloquentes sur l’éducation, dont une femme d’esprit nous disait un jour à Weimar : C’est de l’Émile lu au clair de lune. Quant à la donnée du livre, elle repose tout entière sur le contraste de l’idée avec la vie réelle, motif de prédilection que Jean-Paul excelle à traiter, et qu’une analyse clairvoyante retrouvera toujours au cœur de ses romans. Le héros est un de ces sublimes fous que l’idéal tourmente, une de ces ames maladives que le vol de la fantaisie emporte sans cesse au-delà de nos sphères. Avec un pareil caractère comment s’attendre à ce que l’action marche droit et ne s’égare point en toute sorte de réflexions, de songes, d’aphorismes, d’épanchemens lyriques et de satires ?

Peut-être convient-il ici de caractériser une bonne fois le roman de Jean-Paul. Remarquez que nous disons le roman, et non point la Loge invisible, Hesperus, Siebenkaes ou Titan, car parmi toutes les œuvres de Richter, on n’en citerait point une où il se résume tout entier. À la manière de la plupart des humoristes, il s’abandonne trop volontiers aux émotions qui le sollicitent, pour qu’à tout instant quelque digression inadmissible ne vienne pas déranger l’économie de sa composition. Vous le voyez commencer un livre, un chapitre, un paragraphe, avec la ferme volonté d’aller droit son chemin ; puis, au premier sentier, l’humeur le gagne : adieu les caractères, le bon sens, la logique ! les idées s’engendrent d’elles-mêmes, se croisent et s’entortillent en toute sorte de combinaisons bizarres, mais prodigieuses, et que lui seul sait trouver. De là un imprévu dont rien n’approche, un choc étrange, monstrueux, fantastique, où le mot devient une idée qui miroite et s’épanouit en une gerbe lumineuse d’où mille autres étincelles jaillissent, où le son jeté au hasard groupe autour de lui d’autres sons, et forme une sorte de musique accidentelle, une sorte de fugue dans le contrepoint général, quelque chose, en un mot, dont on n’a d’exemple dans aucune langue, dans aucun art, dans aucun style. Qu’on juge d’après cela si Jean-Paul est un de ces hommes qu’un simple spécimen fait connaître : inégal, capricieux, fantasque, extravagant comme on ne l’est pas, chez lui les qualités et les défauts se mêlent en un tissu inextricable, et sa main sème les diamans, un peu comme le Créateur sème les rosées, sans s’inquiéter si le sol qui les reçoit est de fange ou de fleurs. Aussi, lorsqu’il me dit que Titan est son chef-d’œuvre, je n’en crois rien. Richter n’a point fait de chef-d’œuvre, mais une œuvre unique, une œuvre bizarre singulière, im-