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JEAN-PAUL RICHTER.

désigner à lui-même dans le cours de l’année une soirée qu’il consacrait d’avance in petto au culte exclusif de sa divinité. Ce soir-là, il rentrait de bonne heure, s’enfermait avec soin dans sa chambre, allumait huit bougies, et les pieds sur les chenets, sa pipe bien bourrée, il se mettait à déguster à loisir, en gourmet, la prose poétique de Siebenkaes ou de Quintus Fixlein, s’interrompant çà et là pour méditer sur sa lecture et se verser un large verre de punch aux oranges. La séance littéraire se prolongeait ainsi jusque vers minuit, heure à laquelle le volume tombait des mains du dilettante, qui d’ordinaire essuyait une larme avant de s’endormir dans les fantastiques illusions de cette double ivresse. — Notre homme appelait cela célébrer la fête de Jean-Paul.

La Loge invisible est moins un livre qu’un fragment ; les deux derniers volumes n’ont jamais paru. « En dépit de mes vues et de mes promesses, dit Jean-Paul dans une préface générale publiée, vers 1825, en tête de ses œuvres complètes, la Loge invisible demeure une ruine née. Il y a trente ans, j’eusse terminé l’ouvrage avec toute l’ardeur que j’avais mise à l’entreprendre, mais la vieillesse ne bâtit pas ; tout ce qu’elle peut faire, c’est de rapiécer les ébauches des premiers jours. En supposant que chez elle la force créatrice fût restée la même, elle n’a plus de goût pour les combinaisons, pour les sentimens d’autrefois qui ne lui paraissent pas dignes qu’on les reprenne. Si on s’enquiert de la raison pour laquelle cette œuvre n’a point été terminée, tant mieux ! J’aimerais moins qu’on me demandât pourquoi elle a été commencée. Mais quelle vie ici-bas ne voyons-nous pas s’interrompre ? Prenons donc notre mal en patience, et songeons, en regrettant de ne pas savoir ce qu’il advient des secondes amours de Kunz et du désespoir d’Élise[1], songeons que cette vie n’offre partout que des énigmes, énigmes dont la tombe a le secret, et que l’histoire entière de l’humanité n’est elle-même qu’un grand roman qui ne se complète jamais. » Du reste, il ne faut pas s’exagérer le mal ; d’abord le mérite de l’œuvre fragmentaire telle que nous la possédons ne me semble pas de nature à justifier d’inépuisables regrets ; ensuite avec la vagabonde poétique de Jean-Paul, un volume de plus ou de moins importe assez peu, et c’est là, à mon sens, la plus vive critique qu’on puisse faire à ce genre où l’action principale ne compte pour rien, et qui ne vit que de digressions et d’épisodes. Évidemment l’inexpérience du jeune homme se trahit à chaque pas. L’imitation aussi

  1. Personnages du roman.