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loureuses perplexités auxquelles nous l’avons vu en butte, pouvons-nous lui en vouloir de la spéculation ? Dans tous les cas, ses prévisions se réalisèrent. Le manuscrit de la Loge invisible terminé, Jean-Paul l’adressa sans autre recommandation qu’une épître de sa main à un libraire de Berlin, lequel, chose incroyable, éprouva à la lecture de ces pages une émotion si vive et si profonde, qu’il se prit à l’instant du plus sympathique enthousiasme pour leur auteur inconnu. « Laissez-moi vous dire tout ce que j’ai dans l’ame, écrit-il à Jean-Paul, en lui accusant réception de la Loge invisible, dont il compte bien ne pas se dessaisir ; laissez-moi vous exprimer à quel point votre œuvre m’a ravi ; et j’ignore encore qui vous êtes, où vous vivez, ce que vous faites ? De grace, un mot de vous. » Jean-Paul, qui n’avait signé son manuscrit que de simples initiales, se déclare alors ouvertement, et d’un ton de bonhomie qui trahit une émotion que de moins naïfs chercheraient à déguiser : « Cher ami, répond-il, combien je suis heureux de votre excellent suffrage, et surtout de cette affinité qu’il me semble découvrir entre nos ames ! Pour comprendre toute ma joie, il vous faudrait connaître le sol béotien où la destinée m’a planté, connaître le froid glacial que les gens qui m’entourent affectent envers tout ce qui peut élever l’être humain au-dessus de l’état bourgeois, car ici le cœur n’est rien qu’un muscle plus ou moins volumineux ; et de quelques amis capables de ressentir autre chose que des impressions physiques, il ne me reste, hélas ! que les tombeaux. Vous me demandez ce que je suis ? Hélas ! rien, ou plutôt un faiseur de riens. Jusqu’à ce jour, mes occupations se résument en ceci : j’ai travaillé pour le diable et beaucoup lu dans la solitude. Quant à ce qui regarde les besoins de la vie, je ne saurais pas que je suis pauvre, si je n’avais une vieille mère qui devrait, elle, ne point le savoir. » Le jour où parut la Loge invisible fut pour Jean-Paul une véritable fête. Il comptait alors vingt-six ans, et le premier exemplaire qu’il eut de son livre lui arriva le matin même de l’anniversaire de sa naissance. On juge si l’honnête Jean-Paul négligea de célébrer la double circonstance. Voici de quel trait cette date mémorable est consignée dans son journal : 5 mars 1793 : « Le génie éternel m’ouvrit à Hof un ciel d’azur. — Mon livre était là, ma joie fut presque de l’extase ; je passai deux bienheureuses journées tout entières occupées à la lecture de mon œuvre. » Ceci me rappelle un raffinement du même goût que pratiquait naguère encore en Allemagne un des plus furieux enthousiastes de l’auteur d’Hesperus et de Titan. Le brave homme dont je parle, quelque peu maniaque comme on verra, avait coutume de se