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avez les plus tendres sympathies pour les classes populaires, et vous n’êtes certes pas à court de projets pour améliorer leur moralité et leur bien-être. Il est vrai qu’en cette matière vos innovations sont de la veille, et que, pour la plupart, ce sont les enfans légitimes de pères bien connus ; mais le public n’est pas dans le secret de ces généalogies, et vous avez tout le mérite de l’invention. Vous êtes chaleureux, parfois même éloquent ; vous avez l’air convaincu, vous vous faites appeler l’avocat du pauvre, et sur ce pied-là, vous voilà parfaitement établi chez M. Orgon. Maintenant tout vous est permis : ne respectez rien, blessez à loisir ce qui est digne d’hommages, goûtez de tous les fruits défendus ; vous êtes le maître ici. Vos tentatives les plus hardies passeront pour les mouvemens naïfs d’un cœur bien intentionné. Allez plus loin encore : Orgon a le bandeau sur les yeux et, si Elmire n’était inébranlable, il faudrait trembler pour sa vertu.

Souvent déjà le roman moderne avait prétendu faire acte de moraliste avec des peintures de l’Arétin ; il n’avait pas réussi, parce qu’il n’avait pas su jouer son jeu. Les obscénités de la Fille aux yeux d’or étaient encadrées dans les Scènes de la Vie parisienne, où l’écrivain déclarait faire de la thérapeutique sociale. La promenade de Lélia avec sa sœur Pulchérie sous les ombrages était dans un livre qui se posait en haut plaidoyer. Le public cependant n’avait jamais voulu prendre le change. L’auteur de la Fille aux yeux d’or lançait sa déclaration de moraliste d’un ton goguenard et rabelaisien qui n’était pas propre à tromper les gens, et l’autre heurtait trop vivement, dès le premier mot, les idées reçues, et le prenait d’ailleurs sur un ton trop lyrique. Le lecteur mal circonvenu y voyait clair ; jusqu’à présent, on n’avait pas su habiller Faublas en Tartufe. Était-il donc bien difficile de songer aux caisses d’épargne et au prêt gratuit ? Grace à cette préface, tel magistrat qui aurait pu être tenté de faire un mauvais parti au livre lui prodigue le plus cordial accueil. Beaumarchais a-t-il eu grand tort de mettre l’éloge de la forme dans la bouche de Brid’oison ?

M. de Balzac et l’auteur de Lélia n’avaient pas compris la puissance de certaine couleur locale. Trenmor et Vautrin ne parlaient pas l’argot. Enfin l’argot est venu : la langue des bagnes et des lieux infâmes, la langue des voleurs, des assassins, des filles de joie, cette langue ironiquement infernale qui offre avec un cachet de vérité effroyable, ce qu’il y a de plus profondément triste en ce monde, je veux dire le vice et le crime arrivés à leur dernière expression, à la raillerie ; — l’argot a été intronisé dans le roman. On avait quelquefois employé le langage des halles, cette pittoresque langue du peuple qui éclate