Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 5.djvu/850

Cette page a été validée par deux contributeurs.
846
REVUE DES DEUX MONDES.

un livre, se termine ainsi : « Pardonne-moi ce style misérable ; mais que veux-tu ? je t’écris au milieu de gens en train de s’extasier sur mes cheveux. » Le lendemain, il adresse au même un apologue sur cette espèce de révolution causée dans le pays par son costume. « Il y avait une fois un fou qui habitait une ville uniquement peuplée de fous. D’ordinaire, quelques exceptions se rencontrent, mais ici on n’en comptait aucune. Les honorables de l’endroit portaient sur leur bonnet une certaine quantité de grelots sur lesquels on voyait gravé un bel âne. Pendant long-temps, notre fou dut s’en tenir à porter à sa cape de simples jetons sans figures ; enfin, un peu d’argent qu’il eut lui donna le moyen de se procurer à son tour des grelots sur lesquels il fit graver un bel âne d’après nature. Quels yeux vont ouvrir ces gens lorsqu’ils m’apercevront ! se dit-il en mettant son bonnet devant la glace. Il courut la ville tout le jour, visita ses amis, visita même quelques-uns de ses ennemis, mais personne ne prit garde à lui. L’imbécile, qui oublia que les fous ne tiennent jamais compte d’une folie, lorsque cette folie est la leur ! Pour qu’une extravagance soit admirée, il la faut neuve ; il la faut originale pour qu’on la blâme. Notre fou s’en alla visiter une autre ville. Dans celle-là, la mode avait adopté l’image d’un mulet. Or, la cité en question était située non loin du pays d’Utopie, où se trouve une ville qui préfère à son tour le cheval à l’âne. La vanité de notre fou portant son âne pour la première fois peut à peine donner une idée de la vanité triomphante qui gonfla toute sa personne, lorsqu’il lui advint de dépouiller ce même âne pour mettre un mulet à sa place. Un superbe animal ! s’écria-t-il ; c’est dommage qu’il ne se propage point comme la mode qui l’ennoblit. Le compère allait recommencer à porter haut la tête ; par bonheur, un petit incident l’empêcha d’être désenchanté de nouveau. Sa mère lui écrivit : Viens pour les fêtes, et surtout veille à tes habits neufs et ne manque pas de nous rapporter ton bel âne. Lui répondit : J’arrive ; mais au lieu d’âne je rapporte un mulet, qui me sied infiniment mieux. Il revint donc avec un mulet dans sa ville natale. Du plus loin qu’il l’aperçut, le surintendant s’écria : Notre jeune homme prétend donc insulter les gens d’église, qu’il dédaigne les ânes ? Le ciel éclaire son esprit. — C’est un oison, dirent les femmes ; il n’a point d’âne — Qui n’a point d’âne est un âne, poursuivirent les bourgeois en chœur. Mais regardez-le donc. Dieu me pardonne ! il porte un mulet ! Mulet lui-même. — L’orgueil de notre fou s’accrut encore du blâme et il se sentit si fier d’une folie que les fous critiquaient, qu’il écrivit toute l’histoire à son camarade OErthel. » Vainement ses amis inter-