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donner dès cet âge dans le travers si familier aux gens d’université, travers qui, du reste, chez lui ne devait que croître et se développer avec le temps. L’imagination, comme on pense, ne perdit rien à cette vie nouvelle ; aux heures de récréation, les rêveries continuaient d’aller leur train, et plus d’une fois on laissa là son thème hébreu ou grec pour attraper au vol la fine mouche de la fantaisie. Il lut des romans, apprit la musique, et se livra sur le clavier à l’improvisation qu’il appelait : une délivrance de soi-même (Selbstfreylassung). Remarquons, en passant, la répugnance qu’il témoigna dès cette époque pour les véritables études classiques, qui, de leur côté, se vengèrent bien de ses dédains.

En 1779, il se trouvait à Leipzig lorsque la nouvelle de la mort de son père vint l’y surprendre. Toute ressource allait lui manquer ; il s’agissait d’embrasser une profession au plus vite, mais laquelle ? Il hésita un moment, et vit la misère qui lui tendait une plume ; il la prit. L’épreuve fut longue et cruelle, mais son courage ne fléchit pas. Jean-Paul avait alors dix-huit ans environ, et les trésors intérieurs de sa jeunesse lui fournirent, ainsi qu’il devait l’écrire plus tard, de quoi tenir tête aux accablantes réalités du dehors. Le croirait-on ? cette jeunesse en butte à tous les déboires, à toutes les humiliantes nécessités de la vie littéraire, passa plus tard à ses yeux pour le plus heureux temps qu’il eût vécu. C’est là un thème auquel il revient sans cesse, un motif qu’il reprend et varie avec une complaisance toute naïve. Quoi de plus enchanteur que cette vie intérieure dont l’explosion splendide étouffait les rumeurs d’ici-bas ! quels temps que ceux où le sourire d’une fillette, la rencontre d’une fleur dans l’herbe, un peu de musique ou de clair de lune, l’enivraient d’extase et le rendaient plus heureux que des millions désormais ne pourraient le faire ! Ce souvenir de jeunesse se mêle à toutes les peines de son âge mûr comme pour en adoucir l’amertume et les amener à se résoudre en une sereine mélancolie. « Qu’il m’arrive souvent, s’écrie-t-il, de rechercher avec une douloureuse avidité ces jours comiques à la fois et sacrés où j’étais plus sot et plus heureux, plus fou et plus honnête, où je n’avais point encore été chassé du paradis de la jeunesse ! » Et le vrai signe constatant à ses yeux le caractère du poète, c’était « de rester éternellement jeune, et d’être tout le long du jour et de la vie ce que les autres hommes ne sont tous qu’un moment, à savoir, amoureux ou ivre. » Sous ce point de vue, les romans de Jean-Paul peuvent compter pour autant de réminiscences de l’histoire de sa jeunesse. Partout cet état d’une ame incessamment tournée vers les rêves