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Rétif et Mercier ! À chacun sa gloire : ces noms-là doivent avoir leur part des récens triomphes. Dans le domaine de l’esprit comme dans le céleste empire, les descendans doivent anoblir les aïeux, et la piété littéraire nous commande, lorsque nous imitons un ancêtre qui ne nous vaut pas cependant et que nous dépassons de beaucoup, de lui rapporter la moitié de nos succès. C’est pourquoi je m’imagine que l’ombre de Rétif et celle de Mercier ont dû tressaillir naguère, et que leurs tombes, à l’heure où je parle, doivent être couvertes de fleurs. La Bretonne, dira-t-on, était sans goût, sans littérature, sans style ; son imagination, douée d’une surprenante activité, était sans la moindre étendue ; son esprit, toujours encombré d’insoutenables et absurdes projets de réforme était comme le panier à chiffons d’un véritable réformateur ; c’est un écrivain du dernier étage, un romancier de ruelle, un détestable moraliste. J’en conviens : il n’a pas moins exploré le premier les bas-fonds de la société parisienne, et donné pour domicile au roman les lieux infâmes sous prétexte de morale ; il n’a pas moins échafaudé le premier ses fictions sur cet étrange et odieux sophisme, qu’une femme peut faire folie de son corps et conserver la pureté de son ame, qu’elle peut boire chaque jour la honte jusqu’à la lie et conserver des trésors de virginité dans le cœur. Rétif a écrit la Fille entretenue et vertueuse, et si ce n’est pas là la mère, c’est au moins la grand’mère de toutes nos Fleur-de-Marie. Infatigable romancier, il était infatigable publiciste. Il a écrit, principalement sur la prostitution parisienne, je ne sais combien de plans de réforme qu’il intitulait le Pornographe, le Gynographe ; à chaque nouveau roman, le publiciste venait au secours du romancier, et l’un portant l’autre, ils traversaient la rue et se laissaient choir dans le ruisseau. Il a commis tous les solécismes et les barbarismes possibles, il a composé deux cent cinquante volumes, et il en a imprimé de ses mains un bon nombre sans manuscrit. Il avait un orgueil démesuré, et se croyait l’esprit de Voltaire et l’éloquence de Rousseau. Ne rions pas, car nous touchons à une grande infirmité de l’intelligence humaine, ce qui est toujours sérieux : ceux qui ont connu Rétif assurent que, malgré l’immoralité et la folie de ses systèmes, c’était un homme de bonne foi, qui se salissait sans s’en apercevoir, et qui battait la boue avec les meilleures intentions.

Mercier a, comme Rétif, des titres à la reconnaissance de quelques contemporains. Au lieu d’imiter La Bruyère ou même Duclos, et de chercher à s’élever jusqu’à la hauteur des Caractères ou à se mettre au niveau des Considérations sur les Mœurs, on a mieux aimé se rap-