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L’ÎLE DE RHODES.

grande ruine gothique ombragée des palmiers de la Syrie, sous un ciel d’azur, au milieu de l’Archipel, avait présenté à mon esprit le mélange des souvenirs du moyen-âge et de la riante mythologie grecque, notre excursion dans les terres me sembla la réalisation magique des chants de l’Arioste, qui place ses castels sur des rives enchantées.

Il faut être voyageur, exilé de son pays, pour bien comprendre le charme mélancolique qui s’empare de l’ame, quand, sous un ciel étranger, devant une végétation inconnue, vous rencontrez inopinément de vieux débris qui vous parlent de vos pères et de cette gloire française transplantée partout. Dans tous les lieux où l’esprit guerrier de l’Europe a laissé des traces de son passage, le peuple qui domine tous les autres, celui auquel le pâtre, le chamelier, le cicerone, attribuent les hauts faits d’armes et l’occupation des forteresses sur les crêtes sauvages, c’est le peuple français, qui a fini par donner son nom aux populations répandues en Orient. Allez en Grèce, on vous parlera de chevaliers francs, ducs d’Athènes et de Corinthe ; forcez les Dardanelles, vous verrez dans le sérail le trône de Baudouin, empereur de Constantinople ; faites le pèlerinage de Jérusalem, un moine vous décrira le camp de Godefroy de Bouillon, dont vous chausserez l’éperon d’or sur la pierre du saint sépulcre ; allez dans le désert, l’Arabe vous dira Ptolémaïs, Saint-Jean d’Acre ; passez en Égypte, le dernier des mamelucks vous racontera la grande conquête française ; suivez enfin notre folle caravane dans les vallées de Rhodes, et sur chaque portail de manoir, sur la dalle même des châteaux ruinés, partout vous verrez l’écusson de la France et vous lirez ses vieilles devises. Je sais bien que cette longue course à travers le monde n’a point élargi nos frontières : elle a ressemblé au passage d’un torrent qui déborde et rentre dans son lit ; mais les enfans, les jeunes femmes, les vieillards, n’enchantent pas moins l’histoire du peuple français comme un poème merveilleux. Partout ce grand chevalier errant a frappé de sa hache d’armes les murailles des villes, partout il s’est reposé au bord des lacs, il a vaincu les géans ; lui seul ravit le cœur des belles sultanes, qui, par amour, se font chrétiennes ; avec lui se mesurent les plus fameux guerriers ; c’est lui seul qui dans les fers, sur les rives du Nil, se montre si grand que les Sarrasins lui offrent le turban des califes et disent : Jamais on n’a vu un plus fier chrétien ! C’est encore lui enfin qui leur apparut hier, et que les derviches prosternés appelèrent le sultan de feu.

Trois heures après notre départ de la ville, l’extrémité d’une plaine de myrtes et de bruyères, les ruines du vieux Rhodes parurent au