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regardant. Je présentai ma gourde au moine, qui la prit avec calme, et me la rendit un instant après, vide et le goulot renversé ; puis il me donna sa bénédiction, siffla son chien, et disparut dans la montagne. — Quel est ce bon religieux ? demandai-je à M. Gandon. — C’est, me répondit-il, un moine italien établi à Rhodes depuis long-temps. Un autre frère et lui prennent soin d’une petite chapelle catholique où, à l’époque des grandes fêtes, un prêtre autrichien des îles voisines vient célébrer la messe. Ces deux religieux ; pauvres comme Job, vivent de la charité des chrétiens et de la chasse de frère Paolo, qui dès le matin rôde dans les bruyères ; il est connu partout, chacun lui fait bon visage, et remplit volontiers les vastes poches de son froc. — Vous n’avez donc pas de prêtres demeurant à Rhodes ? Non, ils ne font que passer, tantôt l’un, tantôt l’autre ; ils baptisent, ils confessent, donnent la communion, puis ils repartent.

Ces paroles me firent faire un triste retour vers le passé. Autrefois, sous le règne de Louis XIV, la France était la reine des nations chrétiennes en Orient ; toutes les îles avaient des prêtres français. La révolution a tout balayé. Maintenant les lazaristes rebâtissent nos anciens monastères ; mais d’autres puissances disputent aujourd’hui l’influence religieuse à la France, qui comprend un peu tard combien l’action du clergé pourrait lui être utile en Orient. Sans parler de l’Angleterre ni de la Russie, dont l’insatiable ambition ne se cache guère, l’Autriche, plus cauteleuse, travaille dans l’ombre à rassembler autour d’elle les différentes communions catholiques de l’Orient. Elle poursuit silencieusement son œuvre sans faire parade, comme la France, de la moindre mesure utile, et sans être entravée par les esprits superficiels qui professent une défiance systématique contre la religion. L’Autriche est trop habile pour essayer une propagande romaine au milieu de Grecs dont le mépris obstiné pour les Latins lui est connu ; elle se contente d’envoyer dans les îles et en Asie des prêtres qu’elle soutient généreusement. Les pauvres ecclésiastiques français sont au contraire trop souvent oubliés. On cherche, il est vrai, à remédier à ce fâcheux état de choses, mais il reste encore beaucoup à faire pour renouer dans le Levant les antiques traditions françaises. À tort ou à raison, notre pays est regardé maintenant, par les populations chrétiennes d’Orient comme la puissance la plus dépourvue de sentimens religieux. Cet esprit d’irréligion et d’exagération politique qu’on nous reproche est l’écueil où vient souvent échouer la propagande des saines idées françaises à l’étranger, et c’est encore la cause qui retient des peuples portés d’ailleurs à suivre l’élan de notre civi-