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L’ÎLE DE RHODES.

dable, et dans leurs guerres contre le fameux Scanderbeg on les voit se servir de canons gigantesques. Ils en conservent encore aux Dardanelles, au château de Pouillerie, à celui de Smyrne, et beaucoup d’officiers de marine se sont introduits aisément dans ces abîmes de bronze destinés à faire plus de bruit que de mal. Mais pourquoi ces boulets sont-ils restés à la même place où depuis plus de trois cents ans s’est arrêté leur dernier bond ? Est-ce une nouvelle preuve de cette vanité orientale qui se complaît à laisser long-temps comme témoins de sa victoire des pans de murs détruits et des crânes desséchés que le vent balance sur les noirs créneaux du sérail ? Ne serait-ce pas plutôt un effet de cette superbe indolence qui empêche le Turc de rien changer aux lieux dont il se rend maître ? Cette dernière hypothèse pourrait bien être la plus juste, car, nous ne saurions trop le répéter, tout est resté debout à Rhodes : depuis le jour où le grand-maître, avec ses frères, a abandonné l’île, le Turc n’a rien démoli, rien élevé ; il est venu s’asseoir sur ses tapis avec sa pipe qu’il fume depuis des siècles, et qu’il fumera impassible sur les ruines du monde.

Nous sortîmes de la ville par une porte qui donne sur le petit port ; une tour ronde et massive en défend l’entrée. Ce fut alors que le colosse de Rhodes nous revint en mémoire : M. Drovetti nous assura que cette merveille du monde devait être dans le grand port entre deux bastions qu’il nous montra. Cette opinion ne satisfît aucun de nous, et, la tradition n’ayant rien laissé de certain à cet égard, nous demeurâmes tous convaincus que le géant avait dû être élevé sur les rochers, très rapprochés les uns des autres, qui obstruent l’entrée du second bassin. Les vaisseaux anciens, qui passaient, dit-on, entre les jambes de la statue, devaient être de fort petites dimensions. Très probablement la sacolève grecque et les premières galères vénitiennes, étroites, légères, avec la pointe acérée et la voile facilement ramassée, nous donnent l’image fidèle, des vaisseaux de l’antiquité. Dernièrement, à Pompéia, en examinant les bas-reliefs d’une tombe, sur laquelle se lisait cette touchante inscription : Servilia amico animæ, je vis sculptée l’allégorie qui montre la mort comme le port tranquille où l’on repose après la traversée de la vie. C’était un navire jetant l’ancre près du rivage ; la voile était carguée, et les matelots la serraient : cette barque avait une ressemblance frappante avec la sacolève de l’Archipel. Il est donc assez naturel de ramener les trirèmes aux modestes proportions des bâtimens dont les fresques et les sculptures de Rome nous offrent le modèle.

M. Drovetti, en nous conduisant chez lui, nous fit longer la pointe