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un pâle vieillard qui, dans l’ombre de ce noir réduit, paraissait sommeiller. Il montre sans se lasser toutes les marchandises, et si le voyageur, ne trouvant rien à son goût, se retire, le Juif l’arrête par le bras, ferme les yeux et lève un doigt en l’air, comme pour dire : Chut, taisez-vous ! Un homme silencieux sort d’un antre obscur et vient s’asseoir à la place du vieillard. Celui-ci vous dirige, vous mène, par des ruelles et de sombres passages, loin du quartier marchand. Arrivé devant une pauvre maison, le Juif frappe d’une manière convenue ; on fait glisser un guichet avec précaution, la porte s’ouvre, vous êtes dans une chambre basse et sombre, devant une table chargée d’instrumens d’acier, de parcelles d’argent, d’or en bagues, en petits lingots brillant sous des verres ; dans un coin, près de charbons allumés, sont des poêlons, des fourneaux grossiers ; le guide vous laisse pour gardien l’enfant qui a ouvert la porte ; il revient bientôt, et présente à vos yeux éblouis tous ces merveilleux joyaux que vous placiez en rêve sur le front des sultanes. Où demeure ce sordide vieillard dont le bouge cache tant de richesses ? Tout le monde l’ignore dans la ville. Notre causerie fut interrompue par le frôlement d’un petit morceau de bois sur les cordes d’une mandoline. Un des fils du marchand, accroupi sur ses talons, jouait le prélude d’un air sauvage qui me parut plein d’harmonie dès que sa plus jeune sœur, les mains croisées sur son sein, eut commencé à chanter d’une voix douce des paroles inconnues. Était-ce une prière, était-ce un de ces beaux cantiques, souvenirs de la captivité ? Je l’ignore ; mais soit disposition d’esprit, soit regret de la patrie absente, jamais accens plus mélancoliques ne m’avaient ainsi parlé d’exil et de vagues douleurs. Quand les dernières notes eurent retenti, mon enthousiasme se traduisit en applaudissemens si bruyans, qu’ils intimidèrent la belle chanteuse, qui disparut aussitôt. Nous quittâmes alors l’Israélite, qui demanda la permission de visiter la frégate : il s’y rendit le lendemain avec une grosse provision de marchandises, et la bourse de nos camarades paya largement l’hospitalité que nous avions reçue.

Le jour finissait : il était temps de se retirer, si nous ne voulions pas rester dans la ville, dont les portes se ferment au coucher du soleil. En nous dirigeant à la hâte du côté de la campagne où demeurent près de la mer les consuls d’Europe, je remarquai, enfouis dans le sable des rues, d’énormes boulets en pierre, les uns cassés, les autres intacts ; la terre en était jonchée. D’où viennent ces boulets ? Sont-ce les projectiles lancés sur la ville ? C’est très probable. Bien avant le grand siége de Rhodes, les Turcs avaient déjà une artillerie formi-