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d’enthousiasme, et les plus heureux, les élus, purent croire d’abord que tout allait à souhait ; ils faisaient bonne moisson d’argent et de renommée. Il est vrai qu’ils ne considéraient pas la fin, et qu’ils ne voulaient pas s’apercevoir qu’en se créant d’aussi beaux revenus, ils dissipaient leur capital, et que leurs réputations éblouissantes et éphémères ressemblaient beaucoup à ces soleils, jouets des enfans, qu’on enflamme en les faisant tourner sur eux-mêmes, et qui se consument dans un bouquet d’artifice.

L’improvisation est le nerf du feuilleton et la ruine du romancier, de telle sorte que le feuilleton, qui est ingrat, dévore ses bienfaiteurs. C’est folie que de vouloir créer ex abrupto des œuvres d’art où tout doit être combiné de longue main, puisque tout s’enchaîne dans le développement des situations et des caractères, et que chaque page engage l’avenir du livre ; c’est le comble de l’orgueil que de supposer qu’on peut parler, au courant de la plume, une langue pleine de nouveauté et de correction. L’improvisation, en matière d’art, est un contre-sens qu’on paie cher ; c’est appliquer la vapeur au cerveau, ce qui n’est pas plus raisonnable que de l’appliquer au cœur, et, certes, il ne viendra à l’idée de personne qu’on puisse forcer le cœur à improviser sans relâche des sentimens et des passions. Il ne faut pas oublier que l’imagination est la plus délicate des mères, et que, pour peu qu’on lui fasse violence, elle se venge sans le vouloir, et ne donne le jour qu’à des enfans pâles et maladifs, condamnés en naissant. Ce qu’il ne faut pas oublier non plus, c’est que ces avortemens douloureux tarissent avec une promptitude terrible les sources de la fécondité, et que l’artiste qui, après quelques années d’improvisation déréglée, s’aperçoit qu’il joue un rôle de dupe et veut revenir sur ses pas, n’en est plus le maître. Il s’adresse au travail patient, qui ne porte plus ses fruits ; il invoque le temps, qui ne répond plus. Pour sentir la justesse de cette observation, on n’a qu’à regarder autour de soi ; l’épuisement complet et malheureusement peut-être irréparable de ceux qui passaient à bon droit pour les plus féconds n’est-il pas le résultat de cette gageure insensée qui s’exécute au bas du journal quotidien ? Le feuilleton a été comme un tapis vert sur lequel on a perdu à l’envi le plus net de son esprit et de son talent.

Le jour où le roman épousa morganatiquement le feuilleton doit être marqué d’un caillou noir. De ce moment, on n’a plus servi au public que le carton aux ébauches ; il a suffi d’une idée générale, d’un titre et du nom des personnages, pour qu’on lançât le premier chapitre : les autres viennent à la grace de Dieu. Avec un pareil système,