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fini par absorber ces vives qualités de l’esprit français qui faisaient l’originalité de notre gloire. La rêverie est une maîtresse impérieuse et égoïste qui ne souffre pas de rivales et veut régner seule. Cependant, tant qu’elle resta dans le domaine de la prose, elle se laissa contraindre à quelques frais de pensées ; la prose oblige. Mais, dès qu’elle passa dans le vers, elle se mit à l’aise et ne se contint plus, et alors commença le règne de cette poésie où les descriptions vides et sans fin se multiplièrent, et où la pensée garde le plus strict incognito. Dès ce moment, la plupart des imaginations poétiques dédaignèrent de toucher la terre, et, ne pouvant atteindre jusqu’au ciel, restèrent suspendues dans les régions intermédiaires, où, comme des harpes éoliennes caressées par les vents, elles rendaient des sons harmonieux et monotones, de telle sorte qu’après avoir lu le plus élégant de ces volumes d’élégies, il ne vous restait le plus souvent dans la tête qu’un bruit confus, comme si on avait entendu pendant plusieurs heures le murmure du ruisseau et le frémissement des feuilles. Voilà où en était la poésie lorsqu’on a essayé de la jeter dans une autre voie. Toutefois il semble qu’on ait mal choisi, si on a voulu la rajeunir et attirer à elle le lecteur qui se tenait à l’écart ; le symbolisme et le socialisme sont le vrai royaume du vague, et entraîner la muse de ce côté, c’était la ramener aux carrières.

Après 1830, on essaya de tout en littérature et on se trompa souvent ; on prit plus d’une fois le bizarre pour de l’original, et ce qui était oublié pour du nouveau. On passa le Rhin et la Manche, courant les aventures, à la poursuite de cette originalité si rare, qui est comme la Fortune de La Fontaine qu’il faut attendre chez soi. Notre monde littéraire ressembla alors à un de ces marchés européens où l’on voit des gens de tous les pays. Dans ce travestissement universel, le genre symbolique parut à son tour, et, il faut l’avouer, il fit son entrée d’une manière brillante, ce qui se conçoit de reste, si l’on pense qu’il eut pour interprète une imagination des plus éclatantes quand elle n’est pas confuse, une plume réellement grande quand elle touche juste. Ahasvérus fut spirituellement appelé un grand espoir, ce qui est exact, appliqué au talent de l’écrivain, non au genre de l’ouvrage. Animer la matière, lui donner une voix, faire converser l’étoile et le brin d’herbe, l’ogive et le plein-cintre, supprimer le temps, habiter l’infini, était, en France, une tentative d’une audace peu commune, qui ne pouvait réussir qu’une fois. Ahasvérus devait rester dans son étrangeté et son isolement, comme cet obélisque qu’on a bien pu installer sur une de nos places, mais dont il serait absurde de faire