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ment reprocher de trop se complaire dans les régions du sens commun, de s’y cloîtrer en quelque sorte, et de tracer à l’aigle le vol du chapon, que l’on peut accuser la poésie de sacrifier au luxe le nécessaire, et de traiter la raison comme l’empereur romain traita ses convives, qu’il étouffa sous des fleurs. Porté contre la poésie en général, l’arrêt n’est pas seulement injuste, il n’est pas sérieux ; appliqué à de certaines époques de l’art, il peut être fort équitable, et si aujourd’hui que, malgré de glorieuses tentatives, de grands et beaux succès, la poésie se perd dans les développemens, noie l’idée dans la description, et adore une petite divinité, récemment découverte, qui s’appelle le Vague ; si aujourd’hui, disons-nous, Montesquieu, revenant au monde, répétait sa phrase sans l’aggraver, il serait indulgent.

De quelque côté que la critique porte ses yeux dans la littérature moderne, elle trouve des mécomptes. Sans doute, dans le lyrisme, nous avons fait d’inappréciables conquêtes, et la France a maintenant sous ce rapport des richesses dont elle est d’autant plus fière, qu’elle en avait long-temps regretté l’absence, car Lefranc de Pompignan et Jean-Baptiste Rousseau étaient pour elle un insuffisant héritage ; mais il y a désappointement, parce que les chefs-d’œuvre qu’avait promis la magnificence des débuts ne sont pas arrivés, parce que les coups d’essai ont été les coups de maître, et qu’on ne pouvait pas logiquement supposer qu’à la maturité seraient réservés les tâtonnemens et les chutes. Pouvait-on croire que cette muse moderne qui s’annonçait si splendidement imiterait le mineur émancipé qui, mariant une expérience précoce à la chaleur de la jeunesse, marche dans sa force sans hésitation, éveille la confiance au cœur de tous, et attend d’avoir revêtu la robe virile pour prendre sa large part dans les erreurs et les fautes C’est ce qui est arrivé pourtant, et la transition a été soudaine. On croyait arriver à un âge d’or de la poésie, et au premier tournant on s’est trouvé sur la pente d’une décadence.

Je ne crois pas que, dans notre histoire littéraire, il y ait beaucoup de phases plus curieuses, plus intéressantes que le mouvement poétique d’il y a vingt ans. Ce fut comme un camp qui se réveille et se lève en armes aux premiers rayons d’un beau soleil, aux sons de la diane ; un camp de croisés, fervens et valeureux, qui allaient conquérir une Jérusalem. Le siége fut brillant, les actions d’éclat nombreuses, et je veux supposer que la Jérusalem a été conquise. Qu’a-t-on fait de la victoire ? Le désordre n’est-il pas entré au camp avec le triomphe ? N’a-t-on pas perdu chaque jour du terrain ? N’est-on pas à la veille d’être chassé de la ville sainte ?