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marées en retenant au moyen des portes, dont toute écluse est munie, les eaux à un niveau fixe dans le canal pendant le flux et le reflux. Tels sont les résultats soumis au gouvernement français par MM. Salomon au nom de la compagnie franco-grenadine. Je ne dirai pas qu’ils sont surprenans ; ce ne serait point assez : ils tiennent du merveilleux. Ils sont incroyables, tant c’est de l’imprévu, de l’inoui, tant c’est au-delà de ce qu’on pouvait espérer. Cependant il est impossible d’admettre que MM. Salomon soient, pour nous servir d’une vieille formule usitée dans les traités de philosophie, ou trompés ou trompeurs. Trompeurs, comment le seraient-ils ? Ils ont sollicité du gouvernement qu’il fit vérifier leurs indications par un ingénieur de son choix. Trompés, c’est aussi malaisé à penser : ils se portent forts pour leur ingénieur, et celui-ci a répété ses opérations et les a contrôlées les unes par les autres. Au reste, M. Morel se serait trompé non pas d’un mètre, ce qui, eu égard à la précision avec laquelle on sait faire les nivellemens aujourd’hui, serait considérable, mais de 10 et de 20 sur l’élévation du point de partage, qu’on serait autorisé à considérer l’œuvre comme très facile encore.

Si ces renseignemens se vérifient, comme il faut le croire, ce sera un sujet d’éternels reproches à adresser aux anciens gouvernans de l’Espagne de n’avoir pas fait explorer minutieusement l’isthme, et de n’y avoir pas ensuite fait une trouée d’océan à océan. Les nivellemens ne sont pas très aisés dans ces régions tropicales, là particulièrement où il y a de l’eau. Ce n’est pas seulement qu’alors le pays est insalubre, et que les insectes dévorans sont multipliés dans l’atmosphère au point de l’épaissir. C’est plus encore qu’alors la végétation acquiert une force extraordinaire et une densité dont, en Europe, nous ne pouvons avoir l’idée. Ce sont des fourrés où il faut une force armée pour se frayer un étroit passage, et qui se ferment sur les pas de ceux qui viennent de les ouvrir. Je me souviens d’un conte de fée où figurait un personnage doué d’une ouïe si fine, qu’il entendait l’herbe croître. Cette hyperbole est bonne à citer pour faire comprendre la rapidité et la vivacité avec laquelle les arbres et les lianes poussent et s’entrelacent, sous le soleil des tropiques, dans les terres basses où l’eau abonde. Mais rien ne peut excuser le gouvernement espagnol de n’avoir pas découvert et utilisé dans l’intérêt général des relations humaines cette extraordinaire vallée, si elle existe bien réellement, et il nous paraît impossible d’en douter. Il disposait d’hommes héroïques qui traversaient la chaîne des Andes à la plus grande élévation, au milieu des neiges, sans vivres, presque sans vê-