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SOUVENIRS D’UN NATURALISTE.

nord des coutumes toutes locales, qu’on y employait des mots bretons inusités dans le reste de l’île, et qu’enfin on distinguait à l’accent seulement les habitans du nord et ceux du midi de Bréhat.

À quelque distance de Kerwareva se trouve la pointe du Paon, qui forme l’extrémité nord de l’île, et le seul endroit de la côte où se montrent quelques-unes de ces beautés sauvages si communes à Chausey, si rares à Bréhat. En revanche, elles n’en frappent peut-être que davantage et revêtent un caractère vraiment grandiose. Au-delà des dernières maisons du village, l’empire de l’homme semble cesser pour céder la place aux deux élémens, l’air et l’eau, qui se disputent cette terre désolée. On traverse d’abord une lande déserte où des fougères rabougries partagent une mince couche de terre végétale avec les plantes d’un marécage rendu constamment saumâtre par l’écume des vagues. Bientôt les fougères elles-mêmes disparaissent. Quelque humbles qu’elles se fassent, elles sont encore trop hautes pour supporter sans être balayées les ouragans qui frappent de plein fouet ce sol incliné. Un gazon fin et ras comme du velours les remplace sans pouvoir cependant arriver jusqu’à l’extrême pointe. Ici, la mer règne seule en souveraine, ou plutôt elle lutte sans cesse contre le géant qui la brave et protège seul cette partie de l’île contre ses empiètemens.

Le Paon se compose de deux énormes bancs de granite qui surgissent du fond de la mer et s’élèvent bien au-dessus des terres voisines en s’inclinant l’un vers l’autre comme pour se prêter un mutuel appui contre leur ennemi commun. Entre eux deux la mer s’est ouvert un passage étroit et à pic qui rappelle la brèche de Roland. Le voyageur avance d’abord entre ces deux murailles, de plain-pied avec la grève, sans trouver d’autres obstacles que quelques grosses pierres polies par le frottement des eaux ; puis, au bout de quelques pas, un clapotement souterrain l’avertit de ne pas aller plus avant. Devant lui s’ouvre un abîme sans fond, large à peine de deux pieds à son origine, mais qui s’élargit vers la haute mer et s’évase en un gigantesque entonnoir. Un bloc de granite de plusieurs centaines de milliers de kilogrammes, détaché par quelque tempête, est tombé du haut de la berge et repose comme un pont massif sur les deux rives du gouffre. Lorsqu’une lame arrive du large, les flots, resserrés de plus en plus entre ces murs de roc, accélèrent leur course, se renflent en passant sous le pont, et dans cet effort, dont rien ne saurait calculer la puissance, ils soulèvent l’énorme masse. Mais la lame se brise en lançant jusqu’au ciel une blanche colonne de fumée et d’écume ; le pont retombe sur ses inébranlables culées pour se soulever et retomber de nouveau.