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qui doit ressembler à une spoliation, et laisser des victimes saignantes. Les grandes réformes qui déplacent tous les intérêts exigent pour être accomplies l’enthousiasme d’une révolution. Reconnaissons que l’égalisation des impôts, opérée par entraînement en 1789, n’eût pas été praticable au commencement du siècle. Comment obtenir le consentement des provinces d’état, qui n’avaient reconnu la souveraineté de la couronne qu’à la condition de conserver leurs anciens usages, surtout en matière de fiscalité ? Comment heurter de front un corps comme le clergé, aussi puissant par ses richesses que par son ascendant moral ? Quant à la noblesse, payer une contribution en argent lui semblait une sorte de flétrissure : c’eût été reconnaître que le gentilhomme n’était plus digne de payer de sa personne. Ce sentiment respire dans une réfutation du livre de Vauban, publiée en 1716, en forme de Réflexions sur le Traité de la Dîme royale, ouvrage auquel le nouvel éditeur aurait dû faire quelques emprunts, autant par esprit d’équité que parce qu’il abonde en renseignemens curieux. Une page qu’on nous pardonnera de détacher d’un livre à peu près inconnu fera sentir l’accent d’une parole vraiment noble. « Pour ce qui est de la noblesse, la charte de ses priviléges qu’on veut déchirer est écrite du plus pur de son sang. Elle en a joui sans interruption depuis l’établissement de la monarchie, et c’est le seul avantage et la seule distinction qui lui restent. Y aurait-il de la justice à l’en priver ? La seule raison qu’on apporte contre elle est que tous les sujets indistinctement sont obligés de contribuer aux besoins de l’état ; mais cette maxime, bien loin de lui être contraire, lui est entièrement favorable : car si les roturiers paient la taille, et si les gentilshommes en sont exempts, de combien les roturiers ne jouissent-ils pas d’autres avantages dont les gentilshommes sont privés ? Les roturiers ont le commerce et les arts qui peuvent les enrichir, et cela est défendu aux gentilshommes, à peine de déroger et de perdre les priviléges de leur noblesse. Les roturiers ne sont aucunement dans l’obligation de servir dans les armées ; les gentilshommes, qui y sont engagés par honneur et par leur naissance, n’ont que des occasions de se ruiner dans le service. Si donc les premiers contribuent de leur bien, les autres ne contribuent pas moins du leur, quoique d’une manière différente, et outre cela, de leurs personnes, de leur sang, de leurs vies. Or, bien loin que la maxime invoquée puisse servir à priver les gentilshommes de l’exemption de la taille, il serait plus nécessaire, pour les mettre à cet égard en égalité avec les roturiers, d’augmenter leurs priviléges. » L’argumentation est pressante, il faut l’avouer. M. Daire a tort de